vitamin sea

Tout était un camaïeu de gris, du sable fin aux eaux tumultueuses, jusqu'au ciel et au milieu de tout ça : lui. Le jeune faisait face à l'océan déchaîné, perché au sommet d'une falaise du littoral. Il regardait, en contrebas, l'eau frapper les roches pour se transformer en écume. Qu'est-ce que ça ferait d'être englouti par cette masse aqueuse ?

/ LÖVOJKA

Au bord de l'eau, elle trempe ses sabots dans l'encre vivante, qui se glisse sur la rive avant de s'y enlever de nouveau, se retirant lentement dans la houle, toujours pour mieux y revenir. La lionne garde ses yeux d'onyx rivés dans l'immensité, laissant l'écume de ses souvenirs venir peupler sa plage intérieure.

La ligne d'horizon était difficilement détachable du ciel gris, créant une espèce de paysage abstrait, parfait équilibre entre mer et air. Que de subtiles nuances de gris. Pourtant, une tache plus claire s'introduit dans la perfection de ce paysage. Mahem plisse les yeux, c'était la crinière d'une jument qui faisait face à l'océan, sur une plage en contrebas. Est-ce qu'il irait la rejoindre ? La descente risquait de prendre un moment, il lui fallait rebrousser chemin, reprendre le minuscule sentier tracé entre les buis, puis entreprendre la descente sur la pente de la falaise. Mais après tout, on n'était pas pressé. Alors le jeune mâle s'exécute, traverse l'étendue de végétaux qui ne lui arrivaient pas plus haut que les jarrets, et se retrouve face à la pente. Il met tout son poids vers l'arrière, et c'est presqu'en position assise qu'il dévale la descente, le faisant arriver sur la plage dansun nuage de sable et de poussière noirs.

Les couleurs semblent avoir été retirées du monde. Tout n'est plus que noir et blanc ; et les milliers de nuances qui les séparent. Comme attirée par l'immensité dangereuse, comme la gueule du loup aux dents bordées d'écume, elle fait quelques pas dans l'eau. La morsure du froid ne la touche pas. Le sel vient picoter les quelques plaies qu'elle a créées en reprenant l'entraînement. Mais comme insensible au monde extérieur et même à son propre corps, elle avance, toujours plus, jusqu'à avoir l'eau jusqu'au poitrail. Comme de longs bras agités qui viendraient l'enlacer pour la ramener d'où elle vient. De ces abysses où vivent les créatures des bas-fonds. Celles qui n'ont droit à rien. Celles qui détruiront quand elles voudront créer. Comme hypnotisée, fantôme bicolore au contraste frappant, la lionne s'arrête, comme un affront aux monstres à ses pieds qui cherchent depuis toujours à la noyer.

Mahem s'ébroue, le nuage sombre se dissipe peu à peu autour de lui. Habracadabra. Comme une apparition, sa silhouette se dévoile peu à peu. Etrange sorcier. Son regard troublant parcourt la plage, et l'inconnue rentre à nouveau dans son champs de vision. Le yearling s'approche alors. Elle ne l'a pas vue. Il renâcle parfois, expulsant la poussière, dans des grondements étranges. Mahem s'arrête au bord de l'eau, derrière elle. Le vent lui fouettait littéralement le visage, rendant ses yeux et ses naseaux humides. Le sel marin s'incrustait jusqu'au plus profond de son poil, le rendant collant et poisseux. Finalement, il entre lui aussi dans l'eau glacée, et se met au niveau de la femelle. Lui, observait ses sabots disparus dans les remous, c'était comme s'il flottait, qu'il quittait un monde pour en rejoindre un autre. Avec elle, qu'il ne connaissait pas. Puis il tourne la tête, et l'interroge du regard.

Un ronflement se fait entendre derrière-elle. Mais c'est comme à des années lumières d'où elle se trouve à cet instant. Elle ne se retourne pas. Elle sent l'entité se placer à côté d'elle. Est-ce un fantôme ou un être réel ? Elle doute de tout. Plongée dans une étrange brume cérébrale, ce n'est que lorsqu'elle devine la tête de l'être tournée dans sa direction et ses yeux qui la chatouillent qu'elle reprend vie. Qu'elle s'anime de nouveau, enfin. Ses membres sont devenus froids et engourdis, pourtant elle ne bouge que la tête, qui se tourne elle aussi vers l'inconnu dans un geste lent et lourd. Comme si tout était devenu trop lourd à porter. Ses iris noirs trouvent un point d'encrage dans ceux de l'entité, qui le sont tout autant que les siens. Ces yeux, justement... il lui semble les avoir déjà vus. Déjà croisés. Comme une étrange impression de déjà-vu qui a sauté un pas entre les générations, elle soutient ce regard étrange et puissant. Aucun son ne sort de sa bouche ; parfois, les mots ne sont pas les bons. Alors, elle ne dit rien, mais ses yeux l'interrogent aussi. Qui es-tu ? Une entité venue la hanter ? Un simple inconnu qui se joint à elle dans une cérémonie abstraite ?

Il était bien loin de se douter de l'identité de la jument, étant donné qu'il ne l'avait jamais vraiment vue. Pourtant, ils étaient bel et bien liés. Le regard du jeunot continue de soutenir l'autre, à demi-vêtu d'un rideau de longs crins blancs. Mahem. Tu vas où comme ça ? Il était étonnement perspicace pour une fois, comme si son esprit était rentré dans le sien. Comme s'ils communiquaient au-delà des mots.

Il répond à sa question sans qu'elle ne l'ait posé. Sans s'en trouver offusquée, la lionne ressent cette connexion intense sans même savoir d'où est-ce qu'elle vient. Une connexion qui la dépasse, parce qu'elle est au-delà de leur génération. Pourrait-elle deviner que leurs parents s'aimaient peut-être ? Son père ne le lui a jamais dit.
Il ne le lui dira jamais plus.
Elle ne se présente pas tout de suite, absorbée par son regard avant de lentement le détacher pour le fixer sur l'immensité de l'océan noir devant eux. Autour d'eux. Que penses-tu qu'il y a, là-bas ?

Les voilà contraints à se sonder mutuellement, supposant l'identité de l'autre, sans jamais avoir de confirmation aucune. Mahem ne verrait plus sa mère non plus. Très bonne question. Il hausse ses fines épaules à sa question. Tu voulais aller voir ? C'est ce qu'elle donnait l'impression de faire, juste avant son arrivée. Des monstres sûrement qu'il pensa presque, à haute voix. Mahem n'avait encore jamais vu de monstres, mais il frissonnait à l'idée qu'ils puissent être là, à ses pieds.

Liés et pourtant, ils ne pourront jamais plus savoir en quoi ni pourquoi. Peut-être cela rend-il l'alchimie plus délicate et intense encore. Si elle veut aller voir ? Elle y est déjà allée. Dans ses cauchemars, dans ces nuits sans fin. Les monstres qui s'y trouvent, elle connait chacun de leurs visages, elle s'est fondue en eux comme ils se sont fondus en elle. Tu as peur des monstre ? demande-t-elle, sans jugement dans la voix, ni pouvoir de jugement. Une simple question. Ils devraient tous en avoir peur. Elle aurait dû en avoir peur. Elle les a défié, ils l'ont marquée au fer rouge.

Le brun fait non de la tête. Mahem n'avait jamais eu peur de ce qu'il ne connaissait pas. Au contraire. Et si on avait peur des monstres parce qu'on ne savait pas à quoi ils ressemblaient, alors non. Si les monstres, c'était l'inconnu, il n'avait pas peur des monstres. J'ai l'impression de te connaître, qu'il décrète, comme ça, sans filtre.

Moi aussi, souffle-t-elle, drôlement apaisée. Elle tourne le visage vers lui, vrillant ses iris sombres aux siennes. Mais on ne se connait pas. Elle s'en serait souvenue. Une rencontre aussi frappante, elle ne l'aurait pas oubliée, malgré sa mémoire très sélective.

Il tourne aussi la tête vers elle, à sa conclusion. Il avait confirmation qu'elle ne le connaissait ni d'Eve, ni d'Adam. Elle n'était pas un souvenir d'enfance, elle était juste une entité, quelque chose venu d'ailleurs. Il décide finalement de reculer pour sortir de l'eau. Ses membres étaient engourdis.

Elle le regarde reculée, son énorme tête tournée vers l'arrière pour le suivre du regard. Elle reste encore un moment dans l'eau, attendant de sentir pleinement la morsure de l'eau glacée, son corps et ses poils habitués au froid par l'accoutumance. Finalement, elle décide de le rejoindre, dégourdissant ses membres rendus raides.

Tu veux rester avec moi ? Et comme pour combler les quelques silences dans leur conversation, le clapotis de gouttes de pluie accompagna le brouhaha de l'océan. Il commençait à pleuvoir.