/ comme avant

/ MURPHY


Regarde.
Regarde, petit. Enfin, je t'ai toujours appelé petit. Parce que ça a commencé quand t'étais gosse. Maintenant, t'es vieux. Ou pas tant que ça, peut-être. J'sais pas, petit. On s'en fiche. J'ai l'âge du ciel, alors toi aussi sûrement.
Mais regarde. Regarde comme c'est beau. Cette neige, ce gouffre. Tu as vu ? C'est tranquille, sans bruit, sans rien. Tes yeux las et vitreux peuvent s'emballer devant ça, comme un coeur qui bat – mais le tien ne bat plus, le tien est mort au combat. Peu importe, parce que t'es là. Je sais pas comment, et toi non plus, petit. Mais t'es là, de nouveau. Sur ce Nord qui semble ne pas avoir vieilli. C'est pas le même, pourtant ; celui-là, tu l'as même pas connu ! Toi, t'avais l'ancien.
Ah, t'étais beau et fort, en Roi du Nord. Le premier aussi jeune. Le premier aussi fou. J'aime bien rire en repensant à quelle vitesse j'ai pu te faire tomber.
Alors profite, petit. Regarde l'illusion autour de toi.
C'est comme avant.

Tu entends une voix. Quelque chose de lointain et de proche à la fois. D'ici et d'ailleurs. Tes yeux vides se rivent sur la silhouette d'un être qui a quelque chose que tu n'auras plus jamais : la vie. Tu dévisages longuement son visage doré. Il te rappelle quelqu'un ; peut-être toi, petit, peut-être ton gosse qui t'as tué, tu n'en sais rien, tu ne sais plus.
Tes crins blancs sont sales, humides comme si la mer qui t'a noyée leur avait laissé un souvenir éternel de son emprise. Ton corps massif ressemble au tronc d'un arbre qu'on aurait frappé sans relâche. Cicatrices qui ne se refermeront jamais, puisque tu ne connaitras plus la guérison.

L'autre s'est arrêté, tu n'as toujours pas bougé. Tu sais pas quoi dire, tu sais pas quoi faire, il est vivant et tu es mort. Pourtant, par-delà les lois de la logique et de la vie, tu sais que vous êtes liés.

Tu observes. Sa robe dorée, ses crins noirs. En somme, presque tout l'inverse de toi, pourtant il te rappelle quelqu'un. Ton fils avait les crins plus clairs, non ? Tu ne sais plus bien, peut-être que même lui, tu ne le reconnaitrais pas. Après tout, la dernière fois que tu l'as vu, il n'était qu'un enfant. La dernière fois que tu l'as vu, il t'a tué.
Aucune rancoeur pourtant ne te hante, c'est étrange, gamin. Sa question est légitime et pourtant désarçonnante, est-ce qu'il sent lui aussi, ce lien étrange ? « Je ne sais pas vraiment. » Murphy ou bien Solheim ? Vivant ou mort ? Ange ou démon ? Tes yeux fixent toujours cet être étrange et fascinant. « Je cherche quelqu'un. »

Tu sens bien sa défensive, tu le sens tendu, mal à l'aise, mais va falloir t'y habituer, mon vieux ! Tu es mort. Normal qu'il réagisse comme ça. Est-ce qu'il le sait ? Est-ce qu'il le sent ? Tu plantes ton regard vide dans le sien et murmures, de ta mâchoire décalée : « Et toi, qui es-tu ? »

Tu tournes la tête à droite, à gauche. Toujours cette manie de te sentir épié, oppressé. Pourtant, c'est à l'intérieur de toi que le mal est et sera toujours, à présent. Le regard lessivé, tes pupilles noirâtres reviennent pourtant se fixer sur l'inconnu. Se pourrait-il que..? Et si c'était ton quelqu'un ? Et si c'était lui, ton fils ? Au fond, la dernière fois que tu l'as vu, il était si petit encore.. Tu fronces les sourcils, sursautes brusquement, soudain. « C'est.. c'est toi ? Oros, c'est toi ? » demandes-tu, un espoir fou et désarmé dans ta voix rouillée. Tu sais plus vraiment.