/ so many things we're not.

« Löv. » l'interpella une voix familière à quelques mètres d'elle. Furtive et féline, R s'était glissée non loin d'elle, puisque cela faisait un moment qu'elle observait son amie torturée. R avait toujours eu de l'affection pour les vastes étendues d'eau salines, sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être parce que cela contrastait beaucoup avec son pays d'origine, où l'eau était même plutôt rare. Et au-delà de ça, l'eau avait toujours suscité en elle une source inépuisable d'inspiration et d'apaisement. C'était au bord de l'eau qu'elle était la plus prompte à réfléchir. Mais en cet instant, elle s'occupait seulement de rejoindre Lövojka.

R appréhendait la vie d'une façon un peu parallèle, depuis toujours. Elle n'avait jamais eu le même point de vue sur son environnement que la plupart des autres équidés. Elle n'avait partagé des choses vraiment puissantes qu'avec Akan, et une fois avec Löv, quand leur regard avait été rivé sur le corps de leur défunt amant. Il avait été le seul à connaître son vrai prénom, avec Vagabond. Ces derniers avaient été témoins de ce qu'elle renfermait, de cette souffrance, de cette détresse qui dataient de son premier âge. De ses démons du passé, qu'elle avait laissé petit à petit perdre en puissance, ou mieux se reposer afin de revenir en force, allez savoir. « R'Ayna. » lâcha-t-elle, avec un accent qui lui venait de son pays d'origine, des sonorités qu'elle n'avait pas ou peu croisé parmi les habitants de GS. Elle n'en dit pas davantage, laissant à Löv ce prénom brut, qui ne voulait sûrement pas dire grand chose à l'entendre. Il était à la fois chantant et tranchant.

R serait à jamais un soutien indéfectible pour la rocky mountain, et cela ne changera pas. Car la grullo était d'une loyauté sans limite lorsqu'il s'agissait d'une personne qui avait su monter les échelons de son estime. Et Löv faisait partie de ces rares personnes. Elle balaya les lieux du regard, avant de choisir une réponse à peu près convenable. « Pour l'instant, il n'y a rien que je ne connaisse pas déjà, ici. Au moins, la harde se sentira comme chez elle, ici. » répondit-elle simplement, avant de reporter son regard sur la femelle, l'observant discrètement en détail. N'avait-elle pas l'air aussi sombre que lumineuse ? Comme un brasier qui lutterait sous une pluie torrentielle. R avait toujours admiré Löv pour ça : elle semblait dotée d'une force naturelle insaisissable et dont l'origine lui était encore inconnue. Elle aurait aimé pouvoir se montrer aussi impassible face à ses douleurs.

R haussa les épaules. Elle partait ni défaitiste ni victorieuse. A vrai dire, elle en était arrivée à un stade de sa vie où elle commençait à prendre ce qui venait sans provoquer son propre destin. Elle se mit à marcher, tranquillement, son regard se posant avec mélancolie sur le paysage. Une question lui brûlait les lèvres, lui empoisonnait le cerveau. Elle retourna la question dans tous les sens possibles, évalua tous les moyens de la lui poser, sans qu'elle ne trouve une meilleure façon qu'en la posant brutalement. « Il ne te manque pas ? » souffla-t-elle doucement, ses iris au faible reflet indigo se rivant finalement sur le sol, observant ses sabots avancer machinalement. Un pas. Puis un autre. Un pas. Encore un autre.

R garda le silence suite aux paroles de son amie, ses oreilles légèrement orientées vers l'arrière, distraitement. R était plongée dans ses pensées, dans des souvenirs dont son esprit ne voulait pas se résoudre à se défaire. Elle se prenait souvent à se demander si un jour elle parviendra à l'oublier, à passer à autre chose. Mais jamais encore, en tout cas jusqu'à ce qu'elle rencontre Belzé, elle ne s'était imaginé pouvoir se rapprocher de qui que ce soit.

La voix de Löv résonnait dans un coin de son cerveau. Ce qu'elle pouvait être bête ! De lancer elle-même un sujet qu'elle savait pertinemment encore sur des braises ardentes. Elle devait vraiment aimer se faire souffrir. « Par hasard. Dans une prairie. J'étais encore une enfant, et lui déjà un ado. On a tout de suite été très liés... » Elle essaya de réprimer le noeud qui se formait dans sa gorge en déglutissant. « Puis plus tard, quand j'ai pris de l'âge, que je suis devenue ado à mon tour, là on s'est vraiment rapprochés... C'était magique. Comme toujours avec lui. » Elle expira longuement, vidant tout l'air de ses poumons. Ses yeux se fermèrent, et sa voix se fit plus profonde quand elle reprit la parole dans un murmure. « Je me souviens de tout. Absolument tout. »

Le contact chaud contre son flanc la fit frémir, comme si elle était transie de froid, et que la chaleur lui paraissait être une véritable brûlure. « Comment faire ? » Pour oublier, pour passer à autre chose. Toutes ces épreuves qu'elle avait pourtant traversées durant son enfance, sur ses terres natales, puis le voyage jusqu'à GS, enfin, la guerre et l'exode. Et seul Akan demeurait brûlant au fond de ses entrailles.