le grand retour

Le silence tombe, elle le trouve dérangeant. Elle lui donne un coup de museau sur l'épaule. L'important c'est que tu ailles mieux.

Elle le suit au petit trot, avec moins d'entrain que lui. Depuis la fois où ils avaient joué ensemble, des années auparavant, quelque chose s'était brisé en elle. Elle n'était déjà plus une pouliche, autrefois, mais aujourd'hui, elle est bien incapable de seulement le prétendre. Elle arrive au bord de l'eau, l'observe en silence, avant de plonger son regard dans l'océan calme.

Il revient finalement vers elle et elle pose ses grands yeux abyssaux sur lui. On peut y lire beaucoup de choses. Toutes plus noires les unes que les autres. Si Sueño a trouvé un répit à son calvaire, ça n'est pas son cas. En réalité, c'est comme si jamais les fléaux ne s'étaient arrêtés depuis sa naissance. Jamais de trêve. Jamais de pause. Toujours lutter, avec acharnement. Chaque jour est une guerre permanente. Elle hausse les épaules, peu habituée à ce qu'on lui pose des questions. À ce qu'on s'intéresse à elle, en fait, autrement que pour la dénigrer. Y a jamais rien qui ira avec moi, Sueño. Mais j'suis toujours debout. Merci de t'en soucier, souffle la lionne avec un fin sourire faible mais touché.

Le regard de la jument s'assombrit soudainement. Elle lui montre les dents et recule d'un pas, son unique oreille couchée. Qu'est-ce que t'en sais ? Je sais beaucoup de choses de toi, Sueño, mais ça n'est pas réciproque. Tu ne sais rien de ce que j'ai enduré. Je suis toujours debout et je le serai toujours. Ce n'est pas pour ça que la vie est belle. Au fond, qu'a-t-elle, aujourd'hui ? Pas de famille, son père est mort pendant le voyage et ses frères sont partis ou ont disparus au cours de celui-ci. Elle a aimé, si fort qu'elle a été aveuglée et n'a pas vu l'ombre de la trahison. On lui a retiré son enfant, elle la connait à peine aujourd'hui. Son premier fils est mort parce qu'elle l'a eu d'un inceste. Et son deuxième fils est là mais.. mais elle tient beaucoup trop à lui pour que ça soit normal. Qu'est-ce qui cloche chez elle ? Penser à tout ça fait monter les larmes aux yeux de la lionne et Dieu sait qu'on la voit rarement comme çq. Aussi faible. En colère de se laisser submerger, elle détourne le regard, les dents serrées, sans pouvoir prononcer un mot.

Elle le voit se rapprocher, sans savoir s'il va l'attaquer, l'agresser verbalement comme elle avait fait avec lui, lui mettre la claque dont elle aurait peut-être besoin... Mais elle ne s'attend pas à ce geste de douceur et de tendresse. Ses muscles se figent, se contractent, son instinct lui hurle de le repousser. Parce qu'elle n'a pas le droit. Pas le droit d'être faible, pas le droit d'avoir besoin de quiconque. Pourtant, comme un pansement sur ses blessures, le contact de l'étalon l'apaise. Elle ferme même les yeux, contrôlant son souffle agité, son cerveau éparpillé, s'abandonnant contre lui. Et elle pleure. Longtemps - quelques secondes - pour elle, qui ne cède jamais à ce désespoir qui sommeille en elle comme un fauve prêt à attaquer. Elle laisse toujours parler colère et violence quand elle se sent comme ça. Elle finit par reculer d'un pas, un peu gênée, les abysses qui lui servent d'yeux encore bordés d'écume. Elle se sent comme une enfant - ce qu'elle n'a jamais pu être. Elle détourne le regard et serre les dents, gênée. Et s'il en profitait ? Et s'il allait retourner tout ça contre elle, un jour ? Est-ce qu'elle peut lui faire confiance ? Est-ce qu'elle peut réellement encore faire confiance à qui que ce soit, après tout ça ? M-Merci.. murmure-t-elle difficilement, troublée.

Elle hoche simplement la tête, avançant de front avec lui dans l'eau. Elle est à la fois gênée de s'être montrée ainsi et en même temps, terriblement soulagée. Elle s'est toujours escrimée à garder pour elle toutes ses failles et ses blessures, elle découvre seulement aujourd'hui le bien que l'on peut ressentir quand on les montre, les avoue. Une forme d'acceptation, peut-être. Elle fixe l'eau vacillante plusieurs secondes sans dire un mot puis, sans le regarder, elle demande : Qu'est-ce que tu me trouves ? souffle-t-elle à demi-mots, le coeur à demi-mesure, la tête à contre-courant, plongée dans un état d'angoisse rassurant. Tant de contradictions chez elle. Elle se déteste tellement, sans savoir pourquoi.

Des qualités ? Elle ne s'en trouve aucune. Agressive, impulsive, taciturne, mesquine... Elle peut faire une longue liste de ses défauts. Elle ne s'aime pas. Elle ne s'est jamais aimée et pourtant, elle montre une fierté incroyable. Contradictoire, encore. Les derniers mots de l'étalon lui provoquent un long frisson le long de son échine. Elle détourne le regard, plongée des mois - des années ? - en arrière. La dernière fois qu'on lui a dit quelque chose comme ça, c'était pour mieux l'affaiblir, pour mieux trouver la faille dans laquelle on pourra la battre. C'était avant qu'on ne piétine sa fierté, qu'on ne la trahisse de la plus cruelle des façons. Elle ne se laissera plus avoir. Plus jamais.
Elle n'ose pas bouger. Elle a envie de s'enfuir et une partie d'elle voudrait céder. Elle se souvient comme c'était bon. D'être contre quelqu'un. Mais elle se souvient aussi trop bien comme cela lui a fait mal. Elle s'est retrouvée six pieds sous terre. En une fraction de seconde. Si fragile, ça l'avait rendue. Tu.. tu ne devrais pas, Sueño. Je ne suis pas une bonne personne. Sa voix est cassée, toujours rauque mais l'hésitation la rend brisée.

L'esprit bancal, debout en équilibre sur un fil si fin qui menace de se briser, la lionne serre les dents. Pas maintenant. Il faut qu'elle garde le contrôle. Pas devant lui. Il a seulement voulu être gentil. Mais le mérite-t-elle ? Mérite-t-elle d'avoir autant souffert, aussi ? Le regard dans le vague, elle affronte ses fantômes, les défiant du regard. J'ai essayé de tuer mon premier enfant. Quand il est né, je me suis jetée sur lui pour essayer de le tuer. Le deuxième, j'ai pris peur et je me suis enfui avec, l'enlevant à son père avant de l'abandonner à son sort. Et le troisième.. on me l'a enlevée pour se venger de ce que j'avais fait à l'autre. Je ne fais que détruire ce que je touche, et tu ne mérites pas ça. Elle relève enfin son regard trouble mais toujours noir vers lui, l'air usée.