No place for the brokenhearted

Le soleil commence à peine à se lever. Une fine pluie tombe du ciel, arrosant délicatement la clairière. Immobile, je me tiens à l'orée du bois. Je suis le chemin qu'emprunte l'astre lumineux dans le ciel qui change de couleur au fil des minutes. Du rouge naît l'orangée puis le jaune. Un dégradé parfaitement normal mais tout de même un peu étrange lorsqu'on se rappelle qu'ensuite, le ciel vire au bleu. Appuyée contre un arbre, je veille distraitement sur Azel. Elle est encore endormie. C'est pas plus mal. J'avais besoin d'être un peu seule.

( Bien sûr que tu peux   )

Sous la caresse du vent, je frissonne. Les rayons du soleil me réchauffent ensuite, intervenant comme un pansement posé sur une blessure toute fraîche. Je reste attentive au moindre bruit. Être mère n'est pas si facile et j'ai tendance à m'angoisser pour rien. Je ne me sens ni sereine, ni en sécurité. Je me sens seule, abandonnée. Seule face à cette vie décousue, à l'extrême opposé de celle que je m'étais imaginé vivre. Je l'ai pourtant méritée et provoquée, cette vie. Peut-être que ça m'apprendra à mieux choisir les personnes que je décide de faire entrer dans ma vie.
Dans la lumière du soleil levant se dessine au loin une silhouette. Celle d'un poulain. Il porte une faible effluve mais que je reconnais immédiatement ; Draggan. Mon cœur se serre douloureusement. Je jette un autre regard à la pouliche qui dort toujours. Puis je reporte mon attention sur la silhouette qui s'approche.

Plus le poulain s'avance et plus sa silhouette se précise. Je devine une robe baie. Presque l'intégralité de sa tête est blanche et lorsqu'il s'arrête enfin, tout proche, je remarque son regard particulier. Il a un œil abîmé, voilé. Il se présente poliment. Comme un gamin bien éduqué. Il semble serein. Horus, c'est son petit nom. Il ne me dit rien. Je ne sais même pas qui peut être sa mère mais un pressentiment s'infiltre en moi concernant l'identité de son père.
- Ravie de faire ta connaissance Horus. Mon nom à moi, c'est Absinthe. Et ma fille, c'est Azel.

Je plisse légèrement les yeux lorsqu'il réplique qu'il avait deviné. Une pointe de curiosité me pique au vif. Curiosité qui ne durera pas longtemps puisque le poulain rajoute aussi vite que c'est son père qui lui a parlé de nous. Mon pressentiment était donc bon. Ce que je trouve étrange, c'est qu'il ne ressemble en rien à Draggan. Peut-être a t'il tout prit de sa mère, remarque. Nous sommes liés. Qu'il se dise être lié à Azel, oui, évidemment puisque c'est sa demi-sœur. Dans le fond, je trouve ça bien qu'il ne soit pas possessif envers son père et qu'il ait l'envie de découvrir sa demi-sœur.
- Tu peux réveiller Azel, si jamais tu as envie d'apprendre à la connaître.

Mon regard glisse jusqu'à Azel. Parfois, j'aimerai réellement revenir à cette période de ma vie où la seule chose qui me tracassait était de savoir comment j'allais bien pouvoir fausser compagnie à mes parents. Je glisse de nouveau mon regard sur le poulain lorsqu'il me répond qu'il la rencontrera lorsqu'elle sera éveillée. La question qui suit me bouscule un peu. Outch, sujet délicat.
- Non, je réponds simplement, un peu amère.

Il n'y avait rien de plus facile que de faire un enfant. Hélas. Je l'avais un peu appris à mes dépends avec l'arrivée d'Azel dans ma vie. Et ce n'était pas parce qu'elle était là que je me sentais mère. Alors certes, il était facile de concevoir un enfant, mais de l'aimer, ce n'était pas forcément aussi simple. Je me détestais pour ça. Pour ne pas être une mère normale. Pour ne pas l'avoir aimée dès lors que nos regards se sont croisés. J'ai cette cruelle impression que mon cœur est tombé en panne. Que de l'état dysfonctionnel, il était passé à l'état hors de service. L'amour m'échappe. Son sens m'échappe. Son utilité m'échappe. Je ne suis pas fichue de comprendre comment ça marche. Je me sens stupide. Naïve. Et j'ai cet horrible sentiment d'abandon qui me colle à la peau, encore et encore.
- C'est lui, je réponds en m'efforçant de rester neutre.
Sa phrase tournait encore en boucle dans mon esprit ; "Pas de début, pas de fin". Et plus elle se répétait, et plus je sentais mon cœur se briser.

J'observe Azel de temps en temps. Elle dort si paisiblement... Je l'envie presque. Mes nuits ne sont plus aussi calmes qu'elles ne l'étaient auparavant. Ça fait déjà plusieurs mois d'ailleurs. Pour plusieurs raisons. Il y a eu la fin de la gestation qui fut vraiment difficile à supporter. Et toutes ces mauvaises pensées qui ne cessaient jamais de parasiter mon esprit. Mon regard revient sur le poulain qui s'est encore approché. Curieusement, je ne suis pas tellement à l'aise avec cette proximité. Je sens quelque chose de bizarre. Je prends malgré tout sur moi. Ce n'est qu'un gosse, après tout.
- Je sais que ce n'est pas contre moi. C'est simplement nous, je réponds simplement.
Et c'est forcément douloureux de redescendre de son petit nuage. De tomber nez à nez avec la réalité. Parce que dans le fond, je l'avais toujours su depuis mon plus jeune âge ; la réalité est une prison.

Je ne sais pas pourquoi je trouve cette situation aussi gênante. Est-ce que je suis réellement entrain de parler d'amour - et surtout de déception amoureuse - avec un gamin qui boit encore le lait de sa mère ? Encore pire, ce gamin n'est pas n'importe quel gamin... C'est le fils de Draggan. Et il brille par sa maturité. Pourquoi me fait-il autant penser à Orion ? Je chasse cette pensée de mon esprit. Il n'est pas l'heure de s'attarder sur les fantômes du passé.
- L'amour fait mal, je réplique simplement, un peu lasse.
Simple constatation. Douloureuse constatation. Quant à la possibilité qu'Azel panse un jour mes blessures... Je n'en suis pas aussi certaine. Azel n'a rien d'un médicament. C'est simplement une pouliche parmi les autres. Une bombe à retardement de plus qui s'est logée dans mon cœur.