dents de scie.

(L)

Elle ne croit guère aux légendes. C'est bien pour ça qu'elle est ici et, aussi, qu'elle y est visiblement seule. La plage est immense ; elle le parait encore plus en étant déserte. La lionne aime cette solitude qu'elle retrouve peu à peu, comme une amie fragile qu'on a cru perdre de vue. Dans les cachots, elle était rarement isolée, rarement tranquille. Elle a besoin de cette quiétude enivrante et étouffante parfois. Elle hume l'air marin et continue de déambuler sans vraiment de but autre que de penser.

Le mot se perd dans les rafales glacées. Pourtant, elle l'a entendu. Elle croit l'avoir entendu. Elle pense qu'elle l'invente, parce qu'elle aimerait bien trop l'entendre. Le voir. Le sentir, le toucher. Elle ne se retourne même pas. Une larme roule lentement sur sa joue, elle est face à la mer, l'océan peut bien se moquer d'elle, elle s'en fiche. Elle ignore où il est passé, s'il est encore là, s'il n'est pas déjà reparti, comme la dernière fois. Elle s'est absentée longtemps, plusieurs mois. Contre son gré.
Vraiment ? Elle serre les dents. Volontairement, elle s'est enfermée chez eux, loin des siens. Loin de son fils, qui sans qu'elle ne le sache, avait besoin d'elle plus que jamais. Mais comme toujours, elle n'avait pas été là. Elle n'était jamais là.
Fantôme de cendres. Elle n'est là que pour hanter, encore et encore. Sans doute ne sait-elle faire que ça. La larme a roulé, en prenant son temps. Le vent sèche déjà son passage, elle est tombée dans le sable, elle est déjà morte et enterrée. Lentement, la lionne tourne les talons pour reprendre son chemin. C'est là qu'elle le voit. Là que son coeur rate un battement.
Là qu'elle sait qu'elle ne pourra plus lui cacher.

Ils se voient au même moment. Se figent d'un même bloc, comme s'ils étaient taillés dans la même pierre. Faits de la même racine, de la même mauvaise herbe. Endurci par le même pesticide. Mais rien ne peut les tuer. Rien ne peut les tuer tant qu'ils ont l'un et l'autre. Comme un bouclier.
Xander est figé ; elle se rue contre lui dans une féroce course qui ne dure que quelques secondes.
Une éternité.
Son corps entre en fracas contre le sien mais peu importe. Dans cette violence apparente, il n'y a qu'une hâte pressée, une envie urgente, un besoin irrationnel de le retrouver. De le sentir, de le toucher, de l'aimer.
Je suis désolée.. Parce qu'elle n'était pas là. Parce qu'elle sent, comme si elles étaient siennes, les fêlures qui s'échappent de l'armure de X. Elle aurait dû se mettre en travers de leur route - celle des démons - et les laisser la dévorer. Tout, pour l'épargner. Tu m'as manqué. Les mots lui manquent, eux aussi, sa gorge s'est nouée, elle a l'impression d'étouffer. D'étouffer de soulagement, de cet amour inconditionnel que certains diront normal d'une mère envers son fils - qu'elle sait déplacé. Honteux, tabou. Peu importe. Je t'aime. Cela semble si normal, si commun.
Il le prendra comme une affection tendre, car il ne peut pas deviner, n'est-ce pas ? Ou peut-être le sait-il, au fond de son être ? Qu'il a une mère bancale, instable, désorientée ? Que ces simples mots lui coûtent un aveu aussi lourd qu'une enclume d'acier ?

(oooooh mince, sorry je savais pas, j'espère que t'en as un autre maintenant )

Ce qu'il ne mérite pas, c'est une mère comme elle.
Enfin, il n'a aucune mère. Elle n'est pas sa mère, ne l'a jamais été et à tout bien y réfléchir, ce qu'elle ressent pour lui lui interdit pour toujours de l'être un jour. Elle ne l'a ni élevé ni nourri, ne l'a jamais aidé à marcher ni même à se relever. Elle n'a jamais pu le conseiller, l'aiguiller, se réjouir d'être grand-mère. Elle ne l'a jamais guidé sinon dans les ténèbres, quand ils se referment sur lui, sur eux. Parce qu'elle porte ça en elle ; et qu'elle l'a porté en lui. Non, elle n'a jamais, finalement, été sa mère.
Son silence lui assène un coup en fer forgé qui l'assomme un peu. Lui en veut-il ? L'idée de le perdre la traverse et l'angoisse la saisit comme la tentacule d'un kraken. L'idée qu'il puisse la détester, lui aussi, comme son père, comme son oncle, comme tout son entourage, en somme, lui donne la nausée.
Les larmes qu'elle reçoit contre son encolure sont comme de la pluie acide. Elle ne veut pas le voir pleurer ; pourtant, s'il le fait, elle préfère que cela soit contre elle. Elle sent sa culpabilité immense venir gonfler ses yeux pour qu'ils débordent ensuite sur ses poils. Elle ignore tout de ce qu'il s'est passé ici durant son enlèvement. Tu peux tout me dire, murmure-t-elle en tentant de calmer son coeur, le gardant contre elle comme pour le protéger. Elle ne laissera plus jamais personne lui faire du mal. Elle ne laissera plus jamais les monstres avoir le dessus sur lui. S'il le faut, elle les affrontera seule. S'il le faut, elle s'offrira à eux pour qu'ils s'éloignent enfin de lui.

Elle accuse toutes les paroles de l'étalon avec un silence écrasant. Un silence qui s'abat sur elle, sur eux, comme le ciel lui-même qui s'écroulerait sur leurs têtes. Pourtant, elle ne le juge pas. Elle le lui a dit : elle ne le jugera jamais. Il a violé quelqu'un ? Soit.
Elle a bien tenté de tuer son premier enfant.
Elle n'a aucunement le droit de le condamner. Ce qu'elle peut faire, en revanche, c'est l'aider à avancer. Et quelque chose la chiffonne dans les explications qu'il lui donne. C'est toi qui l'as violée, Xander. Sa voix est froide comme l'Hiver du Nord. Elle n'y peut rien. Elle n'a que la dureté pour protéger les siens. Que sa franchise maladroite et tranchante pour les aider. Pour l'aider, lui. Elle n'a pas reculé, appréciant son contact plus que de coutume encore. Ses yeux viennent trouver ceux de son fils et plongent en eux avec la vitesse de deux espadons fendant l'océan. Un océan peuplé de créatures tout droit sorties des enfers. Il n'y a pas de il. Il n'existe pas. Il est une excuse parce que ton esprit sain ne peut pas admettre que tu puisses avoir fait ça. Mais tu l'as fait. C'était toi, tout autant que tu es toi ici et maintenant. Et pour avancer, il te faut déjà l'accepter. Elle se perd un instant, déglutissant avec l'impression que sa gorge est bordée d'acide. Il lui fait tant penser à une autre histoire. Tu te souviens de ce que je t'avais raconté ? Ton arrière-grand-père, Murphy, avait même donné un nom à cette entité. À ce il qui l'avait poussé à violer sa propre amie d'enfance. À presque tuer une des siens. Mon père me racontait qu'il n'avait pas su y faire face. Qu'il n'avait pas su l'apprivoiser. C'est sur ça que l'on va devoir travailler. Ensemble. Moi, j'ai dû le faire seule. Je ne te laisserai pas tomber, Xander. Sa voix n'est pas devenue plus douce, seulement plus chaude. Plus vibrante encore. Elle effleure ses joues de ses naseaux fumants. Si tu veux survivre, il te faut te connaître. Tester tes limites. Oublier cette âme que tu crois égarée au fond de toi. Vous n'êtes qu'un. Si tu choisis d'en faire un allié plutôt que d'un ennemi, tu seras plus fort. Peu importe si tu commets des... erreurs. Tu es jeune. Il te faut apprendre. Moi aussi, j'en fais encore. Moi aussi, parfois, j'oublie de ne pas leur laisser les rênes. Elle sait que ses mots pourraient sembler abstraits pour le commun des mortels. Elle sait pourtant qu'ils auront une signification bien plus précise pour X. Ils sont de sang maudit. Et depuis petite, plutôt que se battre contre, elle a décidé d'en faire une force. Peut-être pour cela qu'elle semble moins tarée que Murphy ou que son propre père, Oroszlàn. Elle ferme les yeux, inspire son odeur. Elle est dure, peut-être. Mais elle l'aime tellement. Elle veut le sauver. Elle sait que ce combat intérieur peut tuer, à force de coups. Tu n'as pas à t'excuser, pas auprès de moi. Tu es mon fils. Elle aimerait tant qu'il en soit fier de l'être. Fier de n'avoir droit à une existence seulement peuplée de conflits, de douleurs renforcées, de surprises infernales.

Il ne lui a jamais parlé ainsi. Elle ne l'a jamais fixé si froidement.
Glaciale, la lionne ne bouge pas. Seuls ses muscles tendus et sa gorge sèche témoignent de sa tension, de sa colère. Envers elle, sûrement. Elle ne peut pas lui en vouloir. Elle aurait dû mieux le guider, mieux lui apprendre. Elle aurait dû lui dire.
Qu'il serait un monstre parce qu'elle en était un.
Elle le dévisage sans un mot, les dents serrées. Comment tu peux vivre avec ça ? répète-t-elle, horrifiée et en colère. Son unique oreille valide s'est couchée contre sa nuque et elle fait un pas vers X. Peut-être n'a-t-il jamais vu. Sûrement que non. Ce qu'il discrimine tant chez lui, ce il, cette dissonance, ce démon intérieur. Sans doute ne l'a-t-il jamais vu chez elle. Et pourtant il est là - ils sont là, ces bêtes sauvages, cette meute de loups affamés. Et il vient tout juste de les appâter, de leur promettre un festin du diable. Ça veut dire quoi ? Que tu vas baisser les bras ? Te répéter encore et encore que t'es qu'un monstre et que tu vas te jeter d'une falaise ? Sa colère est immense. Elle fait vibrer sa voix qui, pourtant, est restée basse et posée. Comme plus dangereuse encore. Plus impressionnant encore que de céder à cette rage qui la démange. Elle s'arrête devant son visage, les traits tendus, le visage tiré. Ses iris se fichent dans les siens. Si tu fais ça, Xander, je te promets que j'irai te chercher en Enfer.
Puis, il s'excuse.
Et les bêtes se reculent en riant comme des hyènes. Elles rient si fort que ça lui donne mal à la tête. Elle chancèle, fait quelques pas hasardeux sur le côté et détourne son regard absent. Il est si dur de lutter. Si dur de se battre contre eux jour après jour, sans relâche. Si dur d'avoir baissé la garde une seule seconde et de les avoir laissé s'infiltrer. Elle tousse brusquement et souffle fort, reprenant sa respiration comme après une longue course. L'effort est démesuré, et pourtant, elle doit se reprendre. Les repousser. Et tant pis si elle doit s'épuiser à cette tâche continuelle depuis sa naissance. Elle relève un regard vide vers son fils. Ne t'excuse pas. Tu ne serai pas comme ça si j'avais été là. Si j'avais été une mère. Tu devrais.. ne plus jamais me revoir. Elle détourne les yeux, se mordant férocement l'intérieur de la joue jusqu'à sentir le goût de son propre sang.
Elle mourrai, si elle ne pouvait plus le voir, s'il s'en allait loin d'elle ou s'il mourrait.
Mais peut-être cela peut-il encore le sauver, lui.

(don't worry, y a aucun soucis on a tous nos vies, t'en fais pas pour ça, pas besoin de t'excuser et je suis trop contente si tu reviens, fais à ton rythme du coup j'en profite pour intégrer des choses plus récentes pour faire avancer )


Et elle le croit. Elle le sent sincère. Ils se disent presque tout. Elle ne peut que le croire. Au fil des secondes et de sa voix qui lui promet, elle se détend. Sa réplique suivante lui arrache même un sourire presque amusé et elle lui donne un coup de tête dans l'épaule. Doucement, avec affection. Ne t'en fais pas, j'ai encore trop de choses à faire ici pour vouloir directement rejoindre l'enfer Elle s'en amuse mais de toute façon, elle sait qu'elle ne choisira pas. Et puis, elle ne se suiciderait pas, plutôt affronter quelqu'un jusqu'à la mort que de mettre soi-même un terme à sa vie. Mais elle apprécie de se sentir ainsi liée. La question suivante l'ébranle un peu, la chagrine un peu, pour tout dire. Tu ne construiras jamais quelque chose d'égal à ce qu'il y a entre toi et moi. Elle aimerait tant s'en persuader. Pourtant un jour, une autre jument lui fera réellement tourner la tête. Elle l'emportera, lui, son coeur et tout le reste. Et à la différence des autres mères, la jalousie que Lov ressent à cette idée la fait frissonner.
Elle fixe le vide. Tout est toujours possible. Je n'aurais jamais cru... que cela le soit, avec toi. Et pourtant, regarde-nous aujourd'hui. Elle lui offre un sourire doux, acceptant de soutenir de nouveau son regard. Plus détendue, elle ne laisse pas son visage changer malgré la gravité de ce qu'elle s'apprête à lui annoncer. Elle le fixe toujours, prête à être jugée. Tu sais, ça m'est arrivé aussi. Tout récemment. J'ai.. agressé une pouliche. Une Shaan. Elle retient un peu sa respiration. J'ai perdu le contrôle. Futile soupir, elle a dit ça presque pour le rassurer. De toute façon, c'est passé. C'est fait et rien ne pourra le changer.