It'll be alright

Immobile face à la mer, j'observe les mouvements des vagues. Elles déposent sur le sable humide coquillages et petits galets. De temps en temps, mon regard quitte l'océan turquoise pour observer Azel. Plus les jours passent et plus je me fais à mon rôle de mère. Ça devenait plus facile d’interagir avec elle. Pas au point de l'aimer comme je le devrais mais assez pour ne plus me sentir comme une mère monstrueuse. Même si, au fond, j'étais consciente de l'être.

Les terres des Wiha étaient pourtant celles qui m'avaient vu grandir. Difficile de se dire que je ne m'y trouverais pas. Mon regard revient sur l'océan. Je me pose tellement de questions. Je me demande à quoi aurait ressemblé mon avenir si j'avais fait des choix différents. La rancœur s'est aussi infiltrée en moi. Le comportement de Draggan à la falaise brumeuse m'avait confortée dans l'idée que j'avais commise une terrible erreur en cédant à la tentation. Le moment avait été intense et je m'étais sentie merveilleusement bien sur l'instant. Et ensuite, tout avait basculé. La suite n'avait été que malheur sur malheur. Le pompon était tout de même d'assumer seule le rôle de mère. Rôle que je n'avais jamais désiré jouer. Je me sentais terriblement conne. Mais maintenant, je comprenais bien cette phrase qui dit que l'amour rend aveugle... Parce que c'est carrément vrai. Par amour, on ferme les yeux sur beaucoup de choses. Beaucoup trop...

J'ai laissé Azel rejoindre le camp seule. Elle avait visiblement remarqué la présence d'autres poulains et avait envie d'aller s'amuser avec eux. Je la surveille de loin. J'avais beau ne pas y être spécialement attachée, je n'avais pas pour autant envie qu'il lui arrive malheur. Même si, en effet, une infime part de moi se fichait bien de son avenir. Que pouvez vous attendre d'un monstre de toutes façons ?
J'admire toujours l'océan et ses mouvements d'humeurs. Il est plutôt calme pour le moment mais je suis consciente que ça peut évoluer et changer du tout au tout en l'espace de quelques minutes à peine. J'envie sa force et son impétuosité. Une voix s'élève derrière moi. Une voix qui fait battre mon cœur, malgré la rudesse des paroles qu'elle porte. Je reste figée face à l'océan, n'osant pas me retourner pour lui faire face.
- Si seulement c'était la seule, je me contente de répliquer, un air désabusé s'inscrivant sur les traits de mon visage.

La souffrance et les ténèbres avaient simplement finit par s'installer confortablement en moi. Elles régissaient tout, de mes pensées à mes mots en passant évidemment par mes gestes et actions. Je n'étais plus que l'ombre de moi même, ce n'était pas faux. La pouliche lumineuse et souriante, pleine de vie, n'était plus là. Elle était morte. Il fallait s'y faire. Elle ne reviendra pas. Il n'y avait plus que la jument sombre et blessée. Torturée par les méandres de son passé. Par les erreurs qu'elle a commise. Est-ce qu'Aulia en était une d'ailleurs ? Non, certainement pas, loin de là. Un mauvais choix ? Certainement. Elle était faite pour Baïkan, depuis de début. Pourquoi était-il parti ? Pourquoi m'avait-il laissé l'occasion de croire que je pouvais vivre heureuse avec la rouanne sans penser sans cesse à lui ? Au couple que j'avais idéalisé pendant autant de temps. Pourquoi m'avait-il fait revenir sur le deuil que j'avais fait bien des années auparavant quant à la possibilité d'un couple entre Aulia et moi ? Ce couple n'aurait dû rester qu'un fantasme dans mon esprit. Un beau fantasme, nimbé d'or et d'argent. Tout aurait été tellement plus simple.
Je ferme brièvement les yeux, lorsqu'elle ose se lancer dans un geste de tendresse en me caressant la joue. Je me mords la joue. Je veux avoir mal. Vraiment mal. Je ne veux rien ressentir. Rien. Plus jamais. Je rouvre les yeux alors qu'elle se dérobe à moi, ne me laissant pas l'occasion de la toucher à mon tour. Est-ce la frustration qui me pique la peau ? Je m'efforce de jouer la carte de l'impassibilité. Mon regard reste planté sur l'océan. Je ne veux pas la voir. J'ai peur que mon cœur s'emballe alors que je me suis promis de rester forte. Ses paroles me font autant de peine que de mal. Je ne pleure pas pour lui. Ou du moins, je ne pleure plus pour lui. Je me pense pas qu'il mérite mes larmes. Et elle ne peut même pas s'imaginer à quel point j'ai pleuré pour elle. Bien avant de pleurer pour Draggan d'ailleurs. Mais ça, elle ne pouvait pas le savoir parce qu'elle était avec Baïkan lorsque je pleurais.
- Si je pleure, c'est seulement pour moi, je finis par répondre.
Pour moi et pour ce monstre qui sommeille dans mon esprit...

En l'espace de quelques minutes, le temps a radicalement changé. Le beau ciel bleu s'est obscurcit et l'océan a cessé d'être calme. Je n'ai pas quitté du regard l'immensité bleue. Au contraire, j'ai observé ce changement qui s'est fait progressivement. Et, finalement, j'ai mis un terme à cette contemplation muette, pour enfin accepter de poser mon regard azuré sur Aulia. Un léger sourire a furtivement glissé sur mes lèvres. Elle est toujours aussi belle, dans sa robe alezane délavée.
- Tu sais Aulia, ça fait déjà quelques temps que j'ai compris que le monde ne tournait pas autour de ma petite personne, je me contente de répondre, d'une voix posée.
Et quand bien même j'aurai aimé que ce soit le cas, la naissance d'Azel m'avait définitivement cloué les sabots au sol. Le centre de l'attention, c'était elle. Peut-être pas du monde... Mais c'était désormais l'unique chose qui nous reliait - et même nous liait - avec Draggan. Rien de plus qu'une enfant. Voilà ce que représentait à ses yeux la finalité de notre relation ; une enfant. Et moi, je n'étais qu'un simple pion dans l'échiquier. Le réel soucis n'était pas ici ; j'avais fini par me faire à l'idée de n'avoir été rien de plus que cela à ses yeux. Ma vraie souffrance, je la tirais plutôt dans cette horrible vérité que je n'essayais même pas d'excuser ; je n'aimais pas ma propre fille.
- J'ai simplement hâte qu'Azel grandisse.
Et qu'enfin tout puisse redevenir comme avant... Ou presque.

Extérieurement, je semble sans doute encaisser les piques de la rouanne sans trop de peine. Intérieurement, c'est bien loin d'être le cas. Elle plante le couteau dans la plaie et se donne un malin plaisir à agrandir la blessure en tournant l'arme dans tous les sens. Un vrai supplice, bien qu'il soit parfaitement mérité. Pourtant, si elle parvient à mettre à mal mon esprit avec une facilité déconcertante, ce n'est pas le cas de mon cœur qui n'est plus qu'un froid et solide bloc de glace.
- Oui, j'ai envie de me débarrasser d'elle, je rétorque aussitôt, sans chercher à m'en cacher. Elle est trop loin pour entendre de toutes manières.
Ceux qui me connaissent bien savent que je ne suis pas du genre à mentir. Taire une vérité, ce n'est à mon sens qu'une simple supercherie.
- De toutes façons qu'importe, il est trop tard pour regretter. Mais ça ne m'oblige pas à l'aimer. Draggan l'aimera assez pour deux et puis je n'ai pas l'impression qu'elle en soit réellement malheureuse, au contraire.
Et à travers ces mots, je réalise lentement que finalement, ce n'est peut-être pas simplement une question d'absence de sentiments, mais plutôt qu'elle a brisé quelque chose en moi.

Si je ne me défends pas face à Aulia, c'est bien parce que je suis consciente que ça lui fait du bien de me faire du mal. Et aussi parce que je suis consciente de mériter tout ça. Mais ces deux raisons ne sont pas les seules. C'est aussi qu'à travers sa rancœur et les coups invisibles qu'elle me porte, je me détache petit à petit de l'affection que je lui portais jusqu'à présent. Lentement, la porte se referme. J'accepte tout bêtement que les choses changent et qu'on sera bien mieux chacune de son côté, le plus loin possible l'une de l'autre. Parce que quelque chose de brisé reste brisé, même si l'on tente de le réparer. Il y aura toujours ces fissures pour rappeler qu'une fois, cette chose s'est réduite en morceaux.
- Je vais essayer d'être une mère potable. Jusqu'à ce qu'elle soit grande. Après, elle fera ce qu'elle voudra. Elle pourra même tourner les talons en me crachant à la gueule, elle aura parfaitement raison.
Pour le moment, je n'imaginais pas d'avenir plus lointain. C'était comme si le fait de devenir mère m'avait arraché le droit d'être une simple jument avant tout.