Enjamber le monde - Y

Le jaguar s'est lui aussi perdu. Pas à proprement parler ; il sait où il est. Mais il ignore totalement ce qu'il fait là. Son soleil ardent et revigorant est bien loin d'ici. En ces lieux ne plane qu'un vent sec et tranchant. La vie semble rare, presque inexistante. Il ressent la solitude à l'état pur, bonne et dure. Le silence est saisissant lui aussi ; le seul son audible est le claquement des sabots de l'étalon sur la glace. Sourd et lourd. Même le vent ne souffle pas un mot. Il est douloureux, acerbe, mais muet. L'entier couche ses oreilles en arrière afin de les protéger de la tempête. Le ciel est azur, dépourvu de tout nuage. Asmund lève la tête puis longe l'horizon du regard.
Une silhouette apparaît dans son champ de vision.

Même si le vent le contraint à plisser les yeux, il réussit à apercevoir la silhouette s'agiter, trébucher probablement. Mais elle ne chute pas lamentablement. Il la voit se relever, reprendre sa route. Elle ne l'a pas remarqué. Il poursuit son chemin qui semble mener dans la même direction que celui de l'autre. Tous deux lutent face aux bourrasques de plus en plus intenses. Peut-être n'est-ce qu'une impression, peut-être est-ce simplement lui qui faiblit. Mais à mesure qu'il approche de l'individu, il la trouve bien plus mal en point que lui ne l'est. Elle est fine, osseuse même. D'ici même il peut compter ses côtes. Lui est un amas de muscles couverts d'une peau épaisse et rugueuse. Seul son équilibre sur le sol glissant laisse à désirer. Lutter contre les airs tout en surveillant le sol, ça lui complique la tâche. Mais l'autre doit probablement être dans le même cas non ? A moins que la finesse de son corps ne lui évite l'effet parachute. Le jaguar accélère le pas. Il hennit d'une voix rauque, signalant ainsi sa présence.

Quelques mots provenant de la silhouette ivoire lui parviennent. Malgré les bourrasques bruyantes, il n'a pas de mal à comprendre sa question. Le vent lui apporte des mots clairs et précieux. Lui par contre, risque d'avoir plus de mal à se faire entendre. Il ne répond pas immédiatement et se dirige directement vers elle. Son pas est décidé, appuyé et plutôt rapide. Il n'aime pas laisser une conversation, aussi brièvement eut-elle commencée, en arrêt si longtemps. Mais il lui faut approcher s'il veut qu'elle l'entende à son tour. Dans les quelques mètres qui les séparent, la glace semble épaisse. Du moins, de ce qu'il en sait. En réalité, il ne connait que très peu la banquise. Elle est sauvage, imprévisible et dangereuse. Immédiate. Mortelle. Elle fige n'importe quel organe en un rien de temps. Alors malgré la prudence du jaguar, le sol se perce. Ses postérieurs perdent brusquement de la hauteur et plongent dans les ténèbres frigorifiant. Face à la chute, Asmund tente de s'appuyer un maximum vers l'avant de son corps pour ne pas glisser entièrement dans l'eau sombre. La fenêtre vers les enfers s'ouvre davantage encore. La respiration de l'étalon s'accélère tandis que son cœur, lui, ralentit progressivement. Bientôt, l'oxygène commence à lui manquer. Il devient difficile de réaliser un mouvement respiratoire dans ce liquide qui semble vous emprisonner les côtes. Il vous les brise totalement. Mais la douleur est faible. Inexistante. Parce que vous ne sentez plus votre corps. L'étalon hennit, dans un dernier appel à l'aide, et tente une énième fois de hisser son corps musculeux au sec ; mais avec un vent pareil qui vous fouette en pleine face, l'effort est multiplié. Décuplé.
Transcendant.

La jument halète. Son corps brûle. Dans trente secondes elle lâche sa prise et l'étranger sombrera alors dans le ventre de la bête.

C'est le silence. Pourtant, la vibration de la brisure crisse dans les os d'Yrma, traverse ses tissus dans une onde sinistre. Ses yeux s'écarquillent alors qu'un éclair traversant ses neurones lui fait apercevoir l'issue possiblement fatale qui se dessine dès cet instant. Elle n'a pas le temps de crier gare, le piège de cristal se referme déjà sur les postérieurs de l'étranger. Son cerveau reptilien convulse. Fuir. La banquise engloutirait alors une vie seule, ce serait un drame discret, personne n'en saurait quoi que ce soit. L'arrière train du mâle finit par fracasser la glace, crevant le manteau gelé. Des bris de glace s'hérissent autour du naufragé, comme une mise en garde.

L'adrénaline fait perdre la notion du temps. On a le sentiment même de se téléporter d'une action à l'autre. Yrma a déjà bondi, choisissant de prendre un risque considérable, quand elle sent ses mâchoires se fermer sur une nuque musculeuse. Elle se souvient de sabots labourant le sol dans des mouvements anarchiques, de la respiration saccadée, d'un gémissement de désespoir. Un appel. Ses muscles noués témoignent de l'effort qu'elle fournit depuis deux minutes déjà. Arc-boutée, toutes côtes saillantes sous la pression, Yrma tracte l'étranger, maintenant sa tête hors de l'eau. L'ivresse du risque; qu'Yrma connaît, qui est naturelle, qui est un bon outil; s'estompe. Le corps en flamme, elle hurle entre ses dents, grogne contre son effort devenu trop important.

Un individu en bonne santé subit le choc thermique pendant trois à quatre minutes. Les muscles convulsent, empêchent une respiration normale et la tension artérielle augmente sauvagement, entraînant le coeur dans une course folle. Les effets sont graves, mais pas éternels. On survit au choc thermique. Le vrai danger, c'est la noyade, létale. Or, c'est durant cette fenêtre de temps fatidique, de quelques minutes, que le risque est le plus élevé. Dans la panique, les poumons se remplissent d'eau. Cette première noyade évitée, le corps s'acclimate et recouvre ses capacités. C'est à ce moment qu'il faut agir. Chaque minute compte avant épuisement des batteries. Après quoi... après quoi on tétanise. Pas besoin de faire un dessin ensuite.

Yrma sait que dans trente secondes son corps lâchera, et possiblement la glace sous elle, qu'elle pressent parcourue de frissons sous ses pieds. Cela fera alors quatre minutes. Environ.

"MMMmmmmrrrrrrghhh !!!" Des larmes gèlent sur ses joues.

Bien heureusement pour lui, une aide ne tarde pas à arriver. C'est elle, le cygne blanc qui déambulait sur la banquise. La comparaison de leurs morphologies prouve qu'il aurait mieux valu que ce soit à lui de la hisser hors de l'eau. Mais parfois, les choses ne se produisent pas comme on le voudrait.
Il a beau être largement plus lourd qu'elle, la jument ne désespère pas et utilise toutes ses forces pour le sortir de l'eau. Elle sait qu'il faut faire vite. Lui aussi. Et pour cause, il perd petit à petit le contrôle de ses membres. Ses postérieurs ne lui répondent presque plus. Mais il n'a pas le temps de s'inquiéter. Il n'a qu'un objectif : remonter à la surface. Il puise dans ses ultimes forces dissimulées dans ses antérieurs pour accompagner le mouvement de la blanche, espérant avoir plus de chances de s'en sortir si leurs efforts sont en accord.
Il s'étend sur la banquise, à bout de souffle. Le liquide glacial et mortel glisse entre ses tâches et s'écrase sur le sol ivoire. Il a encore du mal à respirer. Il n'arrive pas à gonfler ses poumons d'air, n'inspire que de petites gorgées à la fois. Sa cage thoracique semble être encore frigorifiée, incapable de réaliser le moindre mouvement. Sa respiration est sifflante et particulièrement inquiétante. Il ferme les yeux. Il se sent épuisé. Le soleil l'aveugle mais peine à le réchauffer. Il déteste vraiment cet endroit. Il aimerait remercier cette inconnue qui se tient devant lui mais il est incapable de laisser filer le moindre mot entre ses lèvres. Cela lui demanderait bien trop de souffle et d'énergie.
Il ouvre un œil, observant un instant le cygne blanc. Dans ce regard, on peut lire toute la gratitude du monde.