Lune, qui là-haut s'allume

La nuit approche. Séléné le sait parce qu'il fait de plus en plus frais. Et puis, même si c'est quasiment imperceptible, elle est certaine que le ciel commence à s'obscurcir de minute en minute. Et puis la lune est déjà présente dans le ciel, ronde et délicate. Elle n'attend plus que l'obscurité pour se dévoiler à cent-pour-cent et se mettre à briller de sa lumière argentée. La noiraude, quant à elle, vagabonde dans la prairie en observant les bisons. Ils ne semblent pas curieux ni même intéressés par sa présence. La yearling sait que ces animaux ne sont pas inoffensifs, surtout s'ils se sentent dérangés ou menacés. On le lui a dit et répété. Pourtant, elle ne peut s'empêcher de les approcher, poussée par cette terrible soif de découverte qui est sienne depuis sa venue au monde.

La brise passe ses doigts dans la crinière défaite, laiteuse, rendue spectrale par l'Astre de la Nuit. Les yeux du Cygne s'étrécissent. Alors les contours de toutes choses deviennent plus tranchants : elle peut distinguer des cratères sur sa surface. Lune défigurée. Et pourtant... Pourtant elle fait rêver. On la dit pure. On vénère sa douce pâle lumière. Des bardes, entre autres, chantent les louanges de cette atmosphère feutrée, propice aux rêves et à l'amour. Pourtant les rêves tournent au cauchemar, souvent, ou sont au moins en demi-teinte, trop étranges pour être vraiment vécus. Puis l'amour ne peut s'enorgueillir d'une frontière parfaitement définie qui le séparerait de la haine et du dégoût. Pourtant, on s'abandonne à cette vision comme à une déesse bienveillante. Ne parle-t-on pas de décrocher la lune ? Yrma inspire et un sourire discret, même invisible dans l'obscurité, se dessine sur ses lèvres. Personne n'a dit que les astres doivent être exempts de failles, ni que la perfection réside dans une absence de reliefs. " Ma Lune, tu es mon seul alter-ego ". Personne n'a non plus affirmé que briller se fait en pleine lumière. Qui sait quel tour de magie obscur a donné un jour à la Lune, son éclat ? Yrma ne le sait pas. Personne d'ailleurs. Ainsi, le mystère du satellite reste complet, recouvert d'un épais voile opaque dont seule l'iridescence pourrait donner matière à rélfexion - aux plus imaginatifs. Mais rien de plus. Alors, la Lune est-elle une bouteille à la mer ? Condamnée à sa suspension, pour l'éternité, dans le vide le plus complet ? " Ma Lune, je comprends ta solitude. " Mais déjà la connexion se rompt, il n'y a plus de compréhension. Adieu au dialogue. Yrma est irritée. Quelqu'un l'a interrompue dans son échappée vers l'absolu. Elle décroche douloureusement ses pupilles de la soucoupe d'argent. Le choc la rend aveugle pour une fraction de seconde. Alors que ses yeux s'adaptent à l'obscurité du bas monde, ses oreilles frémissent, s'orientent, et se figent, opposées l'une à l'autre, définissant l'espace, les mouvements, les enjeux de la scène. Un autre équidé est là et sa folie est d'approcher un groupe de bisons. Yrma le sait car chaque son modélise pour elle une petite histoire. Des pas d'abord, des muscles tendus qui se figent ensuite, le poids des bovins sur leurs membres engourdis par la marche diurne, la respiration accélérée de l'idiote qui s'en est approchée. Yrma est déjà persuadée qu'il s'agit d'une jument, dont elle pense avoir cerné la prudence, la légèreté, le manque d'audace; A moins qu'il ne s'agisse d'un yearling particulièrement précautionneux. Le Cygne attend un mouvement. Tout est si calme.

( Juste comme ça, j'aime beaucoup ta plume. )

Séléné ne quitte pas les gros animaux des yeux. Ses iris dépareillés glissent d'un individu à l'autre. Silencieuse, elle analyse tout. Dans l'obscurité de la nuit, sa silhouette de jeune adolescente se découpe imparfaitement, grâce aux quelques reflets de l'astre nocturne qui parviennent à se frayer un chemin jusqu'à la terre. Ses rares tâches blanches ne se voient plus. On la croirait presque noire. De loin, on penserait très certainement voir Syliah dans ses plus jeunes années. Elle lui ressemble énormément. Et ce n'est pas seulement sur le plan physique.
La yearling jette un bref coup d'œil à la lune. Son amie veille sur elle. Elle guide ses pas en éclairant la terre de sa lumière blafarde. Séléné lui rend bien. Elle la porte dans son cœur depuis la première nuit. La noiraude détache finalement son regard de l'astre pour observer de nouveau les bisons. Elle est curieuse. Elle s'approche encore. Est-ce qu'ils sont réellement dangereux ? Ils n'en ont pas l'air en tous les cas. Pourtant, Séléné choisit finalement de ne pas s'approcher davantage. Non pas parce qu'elle a subitement prit peur ou a renoncé à l'idée de les découvrir, mais plutôt parce qu'elle s'est enfin rendu-compte qu'elle n'est pas seule. Une jument à la robe claire se trouve à quelques mètres, immobile.

[ Hello ! Je suis désolée du retard... Je te remercie en tous cas ! ]

Peut-être que la Lune guette. Ou alors elle rôde. Ne lui prêtons-nous pas de la bienveillance à tort ? Astre pur s'il en est, la Lune n'a d'autre prétention que d'être au-dessus du monde. Elle nargue les badauds. Au fond... Quelle est l'ambition de son existence ? Son aura diaphane semble laver le monde alors même qu'il est plongé dans l'obscurité. C'est là, sûrement, que réside la sombre poésie de l'Astre de la Nuit. Il faut parvenir à la noirceur pour capter la perspective fébrile d'un paradis, fantomatique car d'un autre temps, passé ou futur - qu'en sais-je ; En tous cas aussi peu saisissable que les lueurs lunaires de ce soir paisible. Pour le moment.

La luminosité ne permet pas à Yrma de déceler encore le corps de la gredine. Elle se sait visible et esquisse donc un geste, changeant d'appui, basculant son poids sur ses membres à gauche dans un mouvement gracieux, comme pour appuyer sa présence. Un bruissement accompagne sa manoeuvre. Ses oreilles se dressent, dépeignant son ouverture et sa curiosité. L'inconsciente pourrait choisir de venir vers elle. Yrma attend.

( Pas de soucis )

Le regard de la jeunette est toujours rivé sur l'élégante silhouette de la jument que les rayons de la lune mettent parfaitement en valeur. Sa robe brille d'un faible mais délicat éclat. On dirait que la Lune s'est matérialisée sur terre en choisissant une forme équine. Intriguée, Séléné choisit en effet de s'avancer vers l'inconnue. Son pas est léger et silencieux. Elle se faufile entre les puissants bovins, sans crainte. Sa robe sombre se fond à la perfection dans le paysage, parmi toutes ces fourrures brunes. La noiraude s'arrête face à l'autre femelle.
- Bonsoir, lui souffle-t-elle sans la quitter du regard.

L'inconnue émerge de la masse des bisons endormis, telle une ombre. Quelques traits, affleurement des os éclairés par la lune, lui dessinent finalement un corps, alors qu'elle arrive vers Yrma. Pourtant la blanche n'a pas lâché son chemin des oreilles et sait exactement où se trouve la jeune GSienne tout au long de son petit périple. Le Cygne esquisse un sourire tendre. « Bonsoir jeune fille. » Elle préfère se positionner en mère, pour voir. « Risquée ton expédition nocturne, non ? »

Pour toute réponse, un sourire vient étirer les lèvres de la jeunette et une lueur joueuse danse dans son regard dépareillé.
- Ils ne sont pas réellement dangereux, lui répond-elle dans la foulée avec innocence et naïveté.
Séléné est un peu candide, il est vrai. Elle ne connaît pas réellement la notion de danger, pour elle, se balader entre les bisons est quelque chose de parfaitement normal. Et puis cette première expérience lui a prouvé que ces gros mammifères ne sont pas des monstres assoiffés de sang et qu'au contraire, ils se montrent paisibles si on l'est également.
- Est-ce que tu me surveillais ? Est-ce que tu viens de la Lune ? Lui demande-t-elle ensuite.

Tout au fond d'elle, une once de sympathie naît. Mais tout le monde a plusieurs visages. Et le personnage que plante Yrma doit lui aussi savoir garder sa confiance pour celles et ceux qui la méritent, combien même elle se doit être plus tendre que ne l'est sa marionnettiste. « Tu ne peux pas le savoir. Les connais-tu vraiment ? Tant de choses... De gens... sont tels l'eau qui dort. » Et ses orbes bleutées s'accrochent à la silhouette de la yearling, qui ne l'est presque plus d'ailleurs. Pourtant une candeur douce se dégage d'elle.

« Est-ce que tu me surveillais ? Est-ce que tu viens de la Lune ? »
Yrma ferme les yeux et soupire, sifflant-riant entre ses dents, attendrie. Comme une mère. « J'aimerais. Mais non. Par contre on peut dire que la Lune nous regarde, tu ne trouves pas ? » Elle lève la tête et ses yeux semblent se perdre, volés au monde par la lueur diaphane. Quelque part, au fond d'elle, Yrma telle que je la connais, s'est depuis longtemps persuadée qu'elle vient d'ailleurs, que son âme est l'enfant des limbes et du ciel, sont but étant alors de réunir les ténèbres et le paradis sur terre. Pour les raisons les meilleures. C'est peut-être d'ailleurs la seule pensée enfantine qu'elle ait jamais eue, bien qu'Yrma soit très sérieuse à ce propos.

Séléné incline légèrement sa tête sur le côté. Elle ne comprend pas vraiment le sens des paroles de la jument-Lune.
- Est-ce qu'on est forcé de connaître quelqu'un pour savoir ? Demande-t-elle dans la foulée.
Le monde l'intrigue. Les autres l'intrigue. L'univers tout entier l'intrigue. Elle aimerait tant tout savoir. Ses prunelles vaironnes ne quittent pas une seule seconde l'inconnue. C'est comme si elle avait peur qu'elle disparaisse tout d'un coup, comme par enchantement.
- Oui, je pense aussi qu'elle nous surveille. Si tu ne viens pas de la Lune, alors pourquoi ta robe est argentée comme elle ? Et pourquoi tes yeux sont bleus comme l'Océan ? Est-ce que tu viens de l'Océan ? Est-ce que tu es de l'écume ? Ou un fantôme ? Un Ange peut-être ? Elle sont où tes ailes ? Et est-ce que tu viens de l'Autre Monde ? S'empresse-t-elle de rajouter, de plus en plus curieuse vis à vis de la jument.
Qui sait, si jamais elle vient de l'Autre Monde, peut-être pourra-t-elle lui montrer le chemin pour y aller.

Yrma n'a pas encore croisé dans sa vie de jeunes gens si naïfs. Elle s'autorise à lâcher du lest, une sincère tendresse illumine alors ses yeux froids. Tout, dans la posture, la tension curieuse des oreilles, l'étoile dans le regard, lui confient que la gredine est douce. Pour une fois, Yrma ne se méfie pas. Pourtant, le Cygne s'en tient à camper son personnage. La distance qu'impose son faux visage rassure la manipulatrice en elle. « Je pense que c'est toujours mieux. De toujours pleinement connaître quelqu'un. » Au fond, elle s'amuse de cette assertion, qui est à double tranchant dans sa bouche. « Surveiller... Surveiller c'est plus que regarder. Pourquoi surveillerait-elle ? Aurait-elle peur que le monde tourne mal ? » Discussion étrangement sincère. Un instant Yrma s'en veut de se laisser porter. Discrètement, elle laisse ses longues oreilles se balader dans l'air, secouant la tête, l'air de rien. Non, vraiment, elle est en sécurité, personne n'est là pour la surprendre dans sa rêverie, aux côtés de cette enfant. Quelque chose la touche dans ses mots. « Je vais te confier quelque chose. » Un sourire malicieux dévoile une nouvelle facette de son visage anguleux. « Je suis probablement un Ange. Dans le sens où j'aimerais veiller sur les gens. » Ses prunelles se plissent, formant deux amandes bleutés. « Je peux veiller sur toi par exemple. »

« Et si tu savais... Mes ailes ne sont plus. On me les a prises. » Elle marque une pause. « Qu'appelles-tu l'Autre monde ? » Elle se fait encore plus attentive, prête à recevoir une information cruciale. Qui sait ? Peut-être en apprendrait-elle plus sur les symboles et les moeurs des gens d'ici.

La jeunette écoute avec attention la jument argentée. Ses paroles sont parfois compliquées à comprendre, peut-être parce qu'elles ont parfois un double sens voir même des sous-entendus mais Séléné tâche d'y faire attention. Elle prend note de sa réflexion sur les autres. Celle comme quoi il est toujours mieux de connaître pleinement quelqu'un.
- Et comment on sait qu'on connaît quelqu'un pleinement ? S'interroge la noiraude.
Et au-delà de cette question, elle se demande si elle connaît pleinement Snow, Horus, Gryffon et tout ceux qu'elle apprécie plus que la normale.
- Surveiller c'est comme regarder non ? Pour surveiller faut regarder. Et je pense qu'elle nous surveille parce qu'elle est gentille. C'est pour ça qu'elle est dans le ciel, si haut, et qu'elle éclaire la terre quand il fait sombre, réplique la yearling avec ses mots d'enfant.
Le regard de Séléné s'illumine en un éclair lorsque la jument lui dit qu'elle va lui confier quelque chose. Est-ce que c'est un secret qu'elle va lui confier ? Ce serait la première à le faire. Une sorte d'excitation monte en elle.
- Bah c'est normal ça, c'est ce que font les Anges, répond-elle aussitôt avec assurance. Tu veux veiller sur moi ? Est-ce que c'est ma maman qui t'envoie ? Demande-t-elle en plissant légèrement ses paupières à son tour.
Là, il faut l'avouer, elle est un peu sceptique. Si c'était bien le cas, sa mère avait mit un sacré temps avant de se décider à lui envoyer un Ange.
- Qui c'est qui t'a pris tes ailes ? Et pourquoi ? Elle veut savoir. Celui qui a fait ça c'est vraiment un gros vilain.
- Bah c'est l'endroit d'où tu viens. Tu sais, les Anges ils ont une maison dans le ciel et c'est là qu'ils surveillent les personnes de la terre qui s'endorment pour toujours. C'est quelque part après les nuages. D'ailleurs, c'est doux un nuage ? Explique-t-elle consciencieusement, dans l'espoir que la jument-Lune valide ses croyances.

Maintenir la confusion est une des grandes forces d'Yrma. Elle sait garder les esprits dans le flou, sans les inquiéter cependant. Comme la Lune fait baigner le monde dans ses lueurs incertaines... La question de la gredine l'intéresse, alors le Cygne prend le temps de la réflexion. Elle même n'a pas sa propre réponse, pas toute faite en tous cas. « Je ne sais pas. » La Jument-Lune soupire. Ses yeux se collent au lointain. Un soupçon de douleur ou de gêne semble l'empêcher de se concentrer pleinement. Yrma n'est en réalité pas si transparente : son mal-être est construit de toutes pièces. Pour inspirer confiance. « Je pense que chacun décide de ça. Il faut le sentir en soi. Parfois on se trompe... et on révise ses limites. On les place plus proches de soi. Mais il faut faire attention. On peut vite finir dans une cage, quand on fait face à trop de désillusions. Les désillusions... c'est quand on se rend compte qu'on connait mal une personne. Et qu'on est surpris, négativement. C'est comme si un voile tombait. Et qu'on était déçu par ce qu'il cachait. Des fois, c'est ça que ça fait, quand quelqu'un n'est pas ce qu'il semble être. » Tendre ironie. Yrma s'amuse de se trouver dans la position de la mère apprenant à la jeune fille à se méfier du loup alors qu'elle même n'hésiterait pas à trahir ou blesser pour atteindre ses objectifs. Alors, son visage, taillé dans du marbre de carrare, s'incline vers la jeunette. Chacune de ses arrêtes sont illuminées par la lune si bien que son profil apparaît comme une gravure dans le ciel obscur. Ses deux prunelles glacées s'accrochent à celles de la gredine. « Tu n'as pas encore été déçue. Et je ne te souhaite pas de l'être. Ne t'inquiètes pas d'ailleurs. Profite de ton innocence... Mais par pitié. Préserve toi. Ne donne pas ta confiance trop facilement. » Le Cygne lui-même ne peut dire exactement si sa mise en garde est sincère. Peut-être l'est-elle un peu trop. Mais au moins, elle pense pouvoir susciter progressivement la confiance de celle qu'elle prévient. Tendre ironie, quand tu nous tiens.

Elle observe ensuite la presque-adulte se mouvoir, s'exprimer naïvement, frisant l'idiotie souvent sans jamais complètement y être, s'enthousiasmer d'un secret dans valeur, et enfin, la questionner, encore, comme le font les petits enfants. Au fond, Yrma est perplexe. Comment est-ce possible, à cet âge, d'être encore coincée dans ses rêveries ? Elle se souvient d'une époque. Yrma a alors un autre nom et un autre âge. Pourtant déjà le poids du monde repose sur ses épaules. Elle connaît la haine, la douleur, la déception, le dégoût pour un monde trop dur. Elle cache ses émotions et prétend être une autre. Déjà, elle est entraînée pour régner. Alors que la jument s'égare mentalement, son regard curieux-bleu soutient celui de la yearling, comme si elle était bien là, présente. Yrma vit toujours ainsi, coupée en deux, entre son masque et sa conscience. Et seul dieu sait à quel point elle s'autorise des voyages intérieurs interminables alors que son enveloppe charnelle semble garder les pieds sur terre. Un rire tendre, de sa part, la ramène au présent. Heureusement qu'une part d'elle arrive toujours à raccrocher les wagons de justesse. C'est un rire sincère, vu comme ça, mais aussi un rire programmé, automatique, travaillé pendant des années pour surgir au bon moment dans une conversation. Alors revenue parmi les vivants, Yrma se souvient rapidement de tout ce qu'a dit l'enfant, ou plutôt demandé. De tout ce que sa mémoire superficielle a engrangé en son absence.

« Je ne connais pas ta mère, malheureusement. Je ne suis envoyée par personne. Je suis... bah je suis comme la Lune tiens. Solitaire. Mais j'éclaire la terre quand il fait sombre, comme tu le dis. C'est pour ça que je suis là. Je suis là pour veiller. C'est mon rôle. » Un large sourire s'étale sur son visage anguleux. Et alors Yrma a vraiment un air d'ange. « C'est une expression, quand je dis avoir perdu mes ailes. C'est juste... Je ne suis plus comme toi. Je ne suis plus innocente. Mais les anges n'ont pas à être innocents... C'est là la nuance. Justement, les anges connaissent le mal, les anges sont toujours blessés, quelque part. C'est pour ça qu'ils protègent si bien. Pour permettre aux autres de guérir, ou de rester saufs. » La jument se permet d'avancer vers l'autre, prudemment, en douceur. Une fois plus proche d'elle, Yrma discerne mieux les nuances de sa robe mouchetée, et s'aperçoit même que ses yeux sont dépareillés. Charmante personne. « Tu me parles du paradis, ou quelque chose comme ça non ? Je n'ai pas encore exploré ce monde là. Des fois, je n'en ai pas été loin... Mais, je ne suis jamais montée au ciel vraiment. Et il vaut mieux que cela reste un mystère jusqu'au moment venu. Je préfère m'occuper des vivants, de toute façon ! Ce sont eux qui souffrent. » Yrma finit par dépasser la jeunette, la laissant dans son dos. Ses membres longilignes fouettent l'herbe tendre et humide. Tout semble caresse venant du Cygne. Elle se tient là, dressée sous la lune, observant les bisons paisibles. Pourquoi donc tous les autres animaux semblent plus pacifiques que son espèce ? Pourquoi la cruauté a-t-elle émergée à un moment donné ? La gredine mouchetée ne peut pas le voir, tout du moins c'est ce qu'Yrma pense, mais une tristesse profonde a évidé le regard de la blanche. Elle se repose un instant de sa performance d'actrice. C'est vrai qu'au fond, Yrma est surtout quelqu'un de triste. « Je m'appelle Yrma. »

Contrairement à la majorité des individus vivant sur terre, Séléné ne sait pas lire les émotions et sentiments d'autrui. Certains, ne voulant pas s'embêter à essayer de comprendre, la qualifierait rapidement d'idiote. Or Séléné est loin d'être idiote. Disons plutôt que son cerveau est atypique. Il ne fonctionne simplement pas de la même façon que ceux des personnes dite "normales". Les typiques. C'est aussi pour cette raison qu'elle apparaît comme étant dénouée d'empathie. Parce qu'elle ne sait pas se mettre à la place des autres. Parce que la tristesse, la colère et tout le reste, même s'il lui arrive de les ressentir, sont comme inexistantes pour elle. Et autant l'avouer, les paroles - ou plutôt leur sens - de la jument-lune ressemblent d'avantage à du charabia poétique qu'à autre chose pour la yearling. Elle comprend pas l'histoire de finir dans une cage. En fait, elle ne sait même pas ce qu'est une cage.
- Pourquoi je serais déçue alors que je n'attends rien ? Demande-t-elle finalement, dans un éclair de maturité qui lui est si rare.
Elle a beau chercher, elle ne voit vraiment pas ce qui pourrait être la raison de sa déception un jour. Si, peut-être de ne jamais trouver l'entrée de l'Autre Monde. Et encore, même ça, ce ne serait pas si grave.
Quant au fait de ne pas donner sa confiance trop facilement... Elle n'en a que faire. Elle ne trouve pas qu'elle donne sa confiance trop facilement. Ses amis sont gentils avec elle, il n'y a pas de raisons pour qu'elle ne leur fasse pas confiance.
Pour le passage concernant sa mère, Séléné n'est pas réellement surprise. Dans le fond, elle se doutait bien qu'elle n'aurait pas envoyé un Ange à sa fille qu'elle n'a jamais vraiment vue. Et au-delà de ça, qu'elle n'avait pas voulu. Enfin cette anecdote, personne hormis ses parents la connaissait. Et comme ils n'étaient plus là... Joli secret bien gardé.
- Bah tu ne peux pas être un Ange alors. Les Anges connaissent tous l'Autre Monde. Et on ne peut pas appeler ça le paradis. Parce qu'on ne sait même pas si c'est bien là-bas, répond Séléné.
Elle est restée immobile tout le long, même lorsque l'autre jument s'est déplacée. Elle ne l'a pas suivie du regard ni rien, comme si elle était indifférente à sa présence. Peut-être bien qu'une once de déception s'est insinuée en elle lorsqu'elle a comprit que l'autre jument ne connaissait rien de l'Autre Monde et qu'elle n'était donc pas un Ange.
- Moi c'est Séléné, se présente-t-elle à son tour en glissant son regard vers la reine de la nuit, la Dame d'Argent.

Elle incline l'encolure pour pouvoir plonger, dans le regard de la gredine, le sien, brillant. « Mh... C'est rare, de ne rien attendre. Moi, je pense qu'on attend toujours quelque chose de la vie, des gens. On peut ne pas s'en rendre compte. On ne s'attend alors pas à être déçu, comme toi. Pourtant, le jour où un ami nous blesse, volontairement, il y a quelque chose qui se casse. C'est ça aussi, la déception, alors qu'on ne la pensait pas possible. » Cette conversation à géométrie variable commence à irriter Yrma. Pourtant, elle conserve son masque de douceur. « Mais encore une fois, je ne te le souhaite pas. » Un sourire chaleureux étire ses lèvres.

La Lune irise sa robe pâle. Elle ferme les yeux un instant, se retirant de la conversation. La jeunette l'ennuie à mourir, d'un coup. Alors, l'air de rien, pour une trentaine de secondes, elle se retire en son monde lunaire. Yrma plonge en elle-même, en quête d'une patience renouvelée pour cette innocente. Ce n'est pas son ennemie. Il lui faut s'armer de tendresse pour elle. Il lui faut incarner le bien auquel elle prétend. Le Cygne s'extirpe de son refuge mental et retombe sur terre. La Lune continue sa course dans le ciel. Yrma incline son visage angélique vers la gredine, une seconde fois. Celle-ci n'a pas bougé. Alors la jument finit par penser qu'elle est vraiment à côté. Du monde lui-même. Elle n'arrive pas à la lire comme les autres. « Alors je me suis illusionnée toutes ces années... Tant pis. Je ne suis peut-être pas un ange comme je le pensais. » Et un rire cristallin secoue les côtes de la blanche. Un long rire. Un peu effrayant. Mais un rire d'enfant. Bien sûr qu'elle ne s'est pas trompée. Une gamine ne lui apprendra pas comment la terre tourne, non plus. « Enchantée Séléné. » Ce n'est pas si vrai, mais la chaleur qu'instille Yrma dans sa voix à cet instant écarte le doute.

Séléné ignore si elle attend réellement quelque chose de la vie mais en tout cas, elle n'attend rien des autres. Du moins pour l'instant. Elle se contente de se laisser porter par la vie en vivant au jour le jour. Vous savez, Carpe Diem, tout ça. Même si elle ignore parfaitement que ce style de mode de vie s'appelle ainsi.
Cette discussion commence à ennuyer Séléné également. La nacrée tourne en boucle sur ce sujet qui n'intéresse pas la yearling - vu qu'elle ne se sent pas concernée par tout ça - et ça la fait décrocher. Déjà qu'il en faut peu de base pour la faire décrocher...
- C'est même certain, réplique aussi sec Séléné.
Il n'y a pas de place au doute pour elle sur ce genre de sujet qui la passionne tant. En tous cas, elle est sacrément dérangée pour penser qu'elle est un Ange alors qu'elle ne vient même pas de l'Autre Monde. Et Séléné est à la fois triste et frustrée que l'autre prenne cette erreur autant à la légère. C'est peut-être pour cette raison qu'une pointe de colère s'est glissée en elle, très brièvement. Pas assez longtemps pour qu'il soit possible de la détecter. Et pas assez net pour en être certain dans tous les cas. Finalement, Séléné détache son regard de son amie la Lune, pour se tourner et faire de nouveau face à l'autre.
- Finalement tu n'es qu'une personne normale parmi toutes les autres. La Lune te rends spéciale parce qu'elle est gentille et bienveillante. J'imagine que sous les rayons du soleil, tu n'as plus rien de particulier, reprend-elle en plantant sur elle son curieux regard dépareillé.
Un petit rire guttural résonne dans son crâne. On dirait bien qu'Artémis s'amuse bien.

( Le changement de couleur entre les deux dialogues est volontaire, c'est pour marquer la différence entre Séléné & Artémis (une petite voix dans sa tête) )

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