Il était une voix... [Ed]

Yrma a pénétré dans l'immense carcasse rouge il y a plusieurs heures déjà. Elle a erré dans le four ouvragé, laissé la sueur couler sur son poil de lune alors qu'elle détaille chaque sculpture, chaque haut-relief, gravant l'ensemble dans sa mémoire. Elle s'occupe à se construire un nouveau palais mental, dédié à sa nouvelle vie, en ces nouvelles terres, et voilà bien un lieu qui s'y prête. Le Cygne arpente pour la dixième fois un couloir splendide quand, entre deux colonnes, elle aperçoit enfin l'inconnu. Elle n'est évidemment pas surprise. Quelqu'un d'aussi bruyant est entendu à plusieurs centaines de mètres à la ronde avant de se signifier visuellement. Elle l'attend, immobile, amusée en son for intérieur - rien ne saurait se dégager de son masque blanc pourtant. Déjà, elle remarque qu'il se parle à lui-même. Un frisson lui parcourt le dos. Voici le premier fou à lier qu'elle croise depuis son retour. Elle n'avait pas hâte. Mais Yrma est une professionnelle, et s'en tient à attendre, sagement, que l'étranger décèle sa présence. Pour tester les sens de ce dernier, elle calme son rythme cardiaque, maintient sa respiration au strict minimum, diminuant par là ses émanations de sueur. Presque invisible. Comme Kishin le lui a si bien appris.

Pas mal. Ou alors Yrma a faibli. Ce qui est tout à fait possible. Il faudra changer ça. Le Cygne pointe le bout de son nez en pleine lumière, braquant son regard de glace sur l'étranger. Bien que l'étrangère ici, ce soit elle. Elle fait mine de l'analyser de la tête aux pieds. Les deux oreilles de la blanche pointent en des directions opposées, lui donnant un air inquiet, voire perdu. « Je ne pouvais pas connaître vos intentions. » La blanche tressaille d'un coup. Elle observe dans l'ombre, tendue, comme si un mouvement, imaginaire, l'avait effrayée. Sa petite tête sculptée se tourne à nouveau vers l'étalon. Elle le jauge encore. « Je dois dire que je n'ai pas toujours la chance de croiser des gens... normaux. Bien intentionnés. Ou même sains d'esprit. » Yrma se recule un peu plus dans l'ombre, décidément farouche. Elle note avec satisfaction, sous son masque de porcelaine, que son personnage ne l'oblige pas à mentir tant que cela. Si peu en tous cas.

Il a l'air de ne plus se méfier dès lors qu'elle apparaît plus clairement. Les bases sont bonnes pour l'instant, mais Yrma reste sur ses gardes, composant avec justesse son alter-masque. « C'est ce qu'on dit. » Pourtant elle perçoit son honnêteté. La blanche prend une grande inspiration et s'avance à nouveau. Son corps maigre mais étrangement gracieux, d'une manière singulière en tous cas, semble faits d'angles et de dentelles d'os. « Yrma. » Le Cygne se tient immobile. Ses muscles semblent enclavés les uns dans les autres, coincés par une inquiétude. « Je viens d'arriver ici. » Son oeil est dur, son corps à l'affût. Elle reste, le dos rond, à moitié dans l'ombre, à la jonction de deux mondes.

Il n'a pas l'air dangereux. Yrma se détend, intérieurement. Elle n'aura pas à se défendre aujourd'hui, et c'est une bonne nouvelle. Pour le moment, Galop Sauvage lui ouvre ses portes sans fracas. Le personnage qu'elle campe s'avance un peu plus vers le grand noir, toujours tendue, mais plus mobile, plus souple. Progressivement, elle abandonne sa carapace. « Je l'espère. » Le Cygne est à nouveau immobile. Elle aurait juré avoir entendu l'inconnu se parler à lui-même. Pourtant il lui a été impossible de déceler un autre indice depuis. Tant pis. « Comment ça marche ici ? Socialement ? » La jument marque une pause, comme gênée par le fait de demander quelque chose. Sa tranquilité semble fragile. « Je veux dire. Comment ça s'organise entre les gens ? Il y a des harems, des clans ? »

« Hm... » Elle prend un temps pour intégrer les mots d'Eldorado. Par là, elle vient d'apprendre que la tribu est à part des autres groupes, qu'une guerre a eu lieu. Une méfiance réciproque doit forcément scléroser ces terres. C'est une information intéressante. « Hm... Je me sens encore plus perdue. » Un rire gêné lui secoue les côtes. Yrma lorgne le sol, un poil abattue. La jument finit par soupirer et poser les yeux sur le visage du grand noir. « Vous êtes solitaire si je comprends bien ? Puisque vous connaissez mal les clans... Enfin, j'ai pu me tromper en vous écoutant. Comment ça se passe pour vous ? » Mais Yrma sait qu'elle ne s'est pas trompée. Elle grimace alors, comme une petite fille. « Je dois avouer que j'aimerais quêter la protection d'un groupe. J'aurais espéré que vous soyez sujet de l'un d'entre eux. » Ses prunelles bleutées se perdaient à nouveau dans l'obscurité du temple. « Je ne suis pas forcément douée pour entrer en contact avec les gens. » Au fond, elle s'amuse de cette assertion sans valeur. Bien évidemment, elle sait comment s'adresser aux autres.