/ face à la mort

Aszio s'était rendu tôt au matin devant la statue.
Il n'avait jamais remis les pieds au Nord depuis que Boréale l'avait accusé d'avoir tué sa mère. Et depuis qu'il trouvait que le Nord, c'était pas pour lui. C'était bien trop froid, bien trop grand, bien trop vide, bien trop hostile. Il ne s'y sentait pas à sa place et peut-être sa demi-soeur avait-elle raison ? Peut-être qu'il n'avait pas sa place ici ?
Pourtant ce matin, il a décidé de braver cette contradiction et son hostilité envers les territoires de glace pour venir la voir. Peut-être qu'une grande partie de son âme est encore ici. Du moins, Aszio se plait à le croire, même s'il ne pense pas que les défunts se promènent parmi eux. Il s'échoue contre la statue, frigorifié, comme un poulain cherchant la chaleur d'une mère. Son corps ne rencontre pourtant qu'une statue plus glaciale encore que l'air de l'extérieur. Il ferme les yeux, laisse ses poils grisonnants se coller à cette glace qu'il déteste tant. Qu'il voudrait apprendre à aimer, lui aussi. Il voudrait apprendre à l'aimer, elle, puisqu'il n'en a pas eu le temps.

la voix le fait violemment sursauter - quelques poils gris restent collés à la statue, comme s'il était en train de se fondre en elle. ou juste de geler avec elle. il pousse une petite exclamation, calme sa surprise et dévisage son oncle avec amusement. plus il grandit et plus il a l'impression de lui ressembler, à lui et aussi à bryséis. il n'a pas le calme féroce d'asmund, mais plutôt cette violente énergie qu'il ne parvient jamais à contenir, ce franc-parler excessif, cette violence en lui qui le pousse, parfois, à exploser. ah, c'est toi, fait-il en l'imitant, amusé, avant de marcher vers lui tranquillement. toi aussi, tu te les pèles ? c'est terrible cet endroit, sérieux, j'comprends pas qu'elle ait pu vivre ici la majorité de sa vie ! pour lui, cela reste un mystère.

il est bien ravi de partager ce non-amour du nord avec son oncle ne pas faire comme tout le monde ? il se retient une seconde mais la réplique lui brûle les lèvres si bien que c'est évidemment qu'elle s'échappe de ses dents serrées. comme mourir le jour de notre naissance son ton est vibrant, de colère ou de tristesse on ne saurait pas le définir. il lui en veut, au fond, d'être morte ce jour-là, de le placer à cette place, de le forcer à devoir être triste sans qu'il ne l'ait jamais connue. il fixe la statue, en frissonnant, bougeant les membres pour éviter de rester cloué au sol par le froid. oui. elle a l'air de lui ressembler. il détourne le regard, ses yeux fauves chatouillant l'entrée de la grotte comme pour inciter son oncle, déjà, à la quitter. tu l'aimais beaucoup toi ? j'veux dire, comme vous avez eu un enfant ensemble... et si oui, pourquoi n'étaient-ils pas restés ensemble, au final ? ou est-ce que c'était un enfant pas vraiment désiré entre deux personnes qui ne s'aimaient pas réellement ? le mystère est grand, pour notre jeune mâle explosif, qui n'a pas encore tout appris sur celle qui lui a donné la vie.

les mots sont bruts, directs. et pour une des premières fois, aszio vacille. il recule d'un pas, la vue soudainement embuée. non pas de larmes, comme un brouillard opaque qui lui entrave le champ de vision. parce que ses mots font écho à ses cauchemars récents. depuis qu'il a grandi, ils sont de plus en plus nombreux. de plus en plus précis, aussi. plutôt que de se vider de son sang. il revoit la flaque. il sent autour de lui la moiteur, le contact collant et humide du liquide nauséabond. couché dans une flaque de sang, sans comprendre, sans retenir ce qu'il se passe. il cligne plusieurs fois des yeux pour effacer les images, malmené par les mots de son oncle qui s'enchaînent encore. il serre les dents, regardant toujours fixement la neige à moitié fondue à ses pieds. il piétine, sans s'en rendre compte, réduisant la glace à l'état de bouillasse blanchâtre. la colère est là, trop présente, trop étouffante. il va finir par exploser, comme il le fait si souvent. mais pourquoi cela ne le soulage-t-il jamais vraiment ? pourquoi revient-elle toujours, comme ancrée en lui comme un parasite ? je. ne. peux. pas. il détache chaque mot pour ne pas crier. bien qu'adulte, sa carrure n'est pas encore aussi imposante que celle de son oncle et ses membres encore fins tremblent légèrement. de colère ou de peur - de peur de l'affronter, elle ? il fuit la statue du regard et aussi les yeux de hooker, finissant même par lui tourner le dos, se préparant à une nouvelle attaque verbale.

Les mots de l'étalon ne cessent de faire grossir cette rage si désorganisée qu'Aszio ne sait pas gérer. Il est convaincu qu'il ne le saura jamais, d'ailleurs. Son oncle lui parait bien sage aujourd'hui et cela le dépasse, il aurait préféré recevoir un coup spontané plutôt que d'être confronté aux mots, bien plus vils, bien plus efficaces. Les dents serrées, il fuit toujours du regard la statue et foudroie Hooker des yeux. Il est sans doute l'un des seuls à se permettre d'agir comme ça avec lui. Avec lui comme avec tout le monde, Aszio ne prend aucune pincette, n'a jamais peur de dire ce qu'il pense et bien qu'il respecte toute sa famille, beaucoup n'osent pas se dresser face à eux. Aussi petit soit-il encore de par son âge, Aszio n'a pas peur. Et c'est cette absence de craintes qui le tuera, sûrement. Ah non ? Et qui va m'apprendre à la gérer ? Toi ? Son ton est calme malgré que ses membres tremblent de colère. Tu vas m'apprendre comment, à mon âge, t'as buté quelqu'un ?! crache-t-il, venimeux, de moins en moins contrôlé. Tu veux que j'lui dise quoi, à elle ? C'est là qu'enfin, il regarde la statue. Il pose ses yeux ambrés dans ceux, vides et glacés, de la représentation de sa mère. Son poil est hérissé, ses yeux exorbités par la colère. J'te connais pas ! J't'ai jamais connue et depuis petit, on me regarde bizarrement parce que JE NE TE PLEURE PAS ! C'est bon, il crie, il se décharge, il déverse haine et rancoeur. J'suis censé être triste de naissance parce que j'ai pas de mère, mais j'ai pas envie d'être vu simplement comme un putain d'orphelin ! J'y peux rien si t'es morte, et toi non plus t'y peux rien, mais j'ai rien à te dire ! J'te connais pas, et tu me connais pas ! Tu peux pas influer sur ma vie et sur ce que je devrai être juste parce que tu es morte. TU ES RIEN POUR MOI ! Tremblant, il lance son antérieur contre la statue, l'ébréchant au niveau des membres de l'ancienne guerrière. Il se décompose immédiatement, fuyant le regard de Hooker et se réfugie contre le mur le plus proche, écrasant sa tête contre celle-ci et l'y cognant plusieurs fois pour faire tout cesser. La colère, la rage, l'impuissance, ces dizaines de voix qui viennent pourrir son esprit, qui viennent lui dicter des actions infâmes, qui nourrissent cette hargne comme on alimente un feu.



Quelque part dans les couloirs, les murs tremblent.
Elle tremble aussi. Elle ne les rejoint pas. Il n'est pas prêt - ou peut-être est-ce elle qui ne l'est pas ? La Lionne reste immobile, baignée de glace, et la seule preuve qu'elle peut encore laisser de sa présence chimérique c'est une larme, qui roule du coin de son oeil jusqu'à tracer un sillon translucide sur sa joue, avant de s'écraser au sol, faisant fondre un centimètre de neige, brûlante par sa peine.

Aszio tremble de colère. Ses muscles lui font mal tant ils sont tendus. Son souffle est court tant il a l'impression d'avoir donné un effort monstrueux. Il a baissé les yeux vers le sol gelé qu'il fixe, sans plus regarder ni la statue ni son oncle. Son souffle chaud s'échappe de ses naseaux en nuages de buée épais. Non. C'est sans appel. Il ne voit pas de quoi ils peuvent discuter de toute façon après ça. Qu'il aille en discuter avec les autres, s'il le veut ! Lui, il ne veut pas en parler. Tiens, c'est ça oui, qu'ils aillent dire aux autres Ergiens qu'il y a un problème avec lui, que quelque chose cloche, qu'il n'aurait jamais dû naître. Parce que c'est ce à quoi pense Aszio à cet instant-là. Il a les dents serrées, tant que sa mâchoire lui est douloureuse. J'ai plus rien à faire ici, déclare-t-il après un long moment de silence, prenant lentement le chemin de la sortie de la grotte, le pas saccadé.

Il entend les sabots de son oncle enchaîner les siens dans le couloir menant à la sortie. Il grimace. Il a un instant l'idée de lui envoyer une ruade mais il se dit que si Hooker décide de lui foutre une dérouillée, non seulement elle serait méritée mais en plus, il finirait en miettes en deux secondes. Il se renfrogne en entendant ses mots, affrontant le vent glacé quand ils arrivent à l'entrée. Vraiment, comment pouvait-elle aimer ça ? De la torture pure et simple. Il fuit le regard de son oncle. J'sais pas, grogne-t-il, vexé parce qu'il dit la vérité. Il ne sait pas pourquoi il lui en veut. Il en veut à tout le monde, en ce moment - voire depuis toujours, en fait.