might've been a nightmare #P

Enja avait, encore une fois, laissé la garde de Poppy à son aîné. Elle se retrouvait donc régulièrement seule, sans savoir si c'était de ça dont elle avait besoin. Elle grignotait sans appétit un peu de cette herbe grasse qui poussait ici, dans le simple but de pouvoir nourrir son enfant. Sinon, quel intérêt ? Elle avait de la chance d'avoir Thylacine avec elle, et se sentait parfois bien égoïste de montrer ainsi sa tristesse à son enfant. Lui aussi, il avait tellement souffert.

L'appel la glaça d'effroi. Elle reconnu la voix, bien évidemment. Celle de sa mère. Celle de sa mère qui l'appelle, elle. Pour quel genre de mauvaise nouvelle ? Anxieuse, Enja s'attendait à bien des choses, mais sûrement pas ce qui allait suivre. Elle s'était hâtée de rejoindre Phoenix, et demeura perplexe en constatant qu'elle n'était pas seule. Un jeune poulain l'accompagnait, mais ce qui la choqua le plus fut de le voir souillé de sang. Du sang à peine sec, qui plus est. De longs frissons désagréable la parcouraient, tandis qu'elle s'avançait, jusqu'à s'arrêter à proximité. « Bonjour. » glissa-t-elle dans un semblant de chaleur, son regard insistant un peu plus sur la jeune créature. Il devait avoir à peu près le même âge que Poppy. Mais de qui était-il l'enfant ? De sa mère ? Impossible. Enja ne comprenait rien, et plongea un regard plus qu'inquisiteur dans celui de l'alezane.

song

Il y a quelque chose qu'elle ne comprend pas. Mais son intuition lui dicta une nouvelle fois que ce ne sera pas de bon augure. A vrai dire, elle se trompait à moitié, parce que la nouvelle de Aulia étant en sécurité lui arracha un soupir de soulagement. Elle s'en voulu de ne pas avoir été là pour l'accueillir, peut-être lui en voudra-t-elle ? C'était, bien entendu, sans compter sur ce qui allait suivre. Parce que la brune savait. Elle savait que pour que Phoenix soit ici, plutôt que là-bas avec Aulia, c'est qu'il y avait un problème. Et c'est quand elle entendit le « mais » qu'elle comprit qu'il s'agissait d'un nouveau « il était une fois » cauchemardesque. A mesure qu'Enja l'entendait parler, elle passait par différents états.

La surprise. Tsunami, ou plutôt Hekâ - parce qu'il n'en avait jamais été autrement à ses yeux - était intervenue. Pour s'en prendre à Nyveèn ? Elle n'aurait pas du ressentir une telle surprise, à vrai dire. Parce qu'elle avait beau comprendre certains tenants et aboutissants à cette intervention, elle ne pensait pas que l'isabelle en serait arrivée à vouloir la tuer. Peut-être parce que quelque part, elle espérait encore que les liens qui unissaient leur génération seraient plus forts que le reste, et qu'ils seraient venus à bout de tout ce merdier. De cette malédiction qui les poursuivait depuis toujours. Encore une fois, Enja s'était trompée. Ce n'était que dans la continuité de sa vie, après tout. Faire les mauvais choix, c'était devenu une vocation. Et ce bien malgré elle. Mais soit. Elle fut frappée par le manque de réaction de la frêle créature, ce qui la conforta dans l'idée que la suite allait être pire. Bien pire.  

L'effroi. Elle entendit le prénom de celui qui avait fait d'Aulia son otage. Faucon. Ce prénom, elle l'avait ancré dans son esprit dès le premier jour. Bien évidemment, elle ne l'avait jamais rencontré, jamais vu. Parce qu'elle n'était jamais là au bon moment. Comme si sa présence pouvait changer quoi que ce soit, de toute façon. Elle l'avait déjà constaté avec la tragique fin de son compagnon. Ils l'avaient tué, n'est-ce pas ? Cette pensée lui retournait déjà l'estomac, et Enja sentit sa gorge se serrer. Elle du faire un effort pour reprendre contenance, continuer de se concentrer sur la suite. Même si elle aurait mieux fais de rester dans ses pensées. Elle apprend que ce petit être est le fils de Hekâ et d'Asmund. Elle cligne vivement des paupières, perplexe. Mais en même temps, ça la confortait dans l'idée qu'ils demeuraient tous liés malgré les événements. Ça signifiait bien que tout n'était pas perdu, n'est-ce pas ? Maintenant, Enja allait pouvoir élever ses enfants, rejoindre paisiblement la Jungle, côtoyer Hekâ et vivre un semblant de bon vieux temps, n'est-ce pas ?

Les deux sont morts.

Le néant. Il lui sembla qu'on lui coupait l'herbe sous les sabots, que c'était elle qui sautait du haut de la cascade. Que c'était ses os à elle qui percutaient la roche, que c'était sa chaire à elle qui éclatait dans une explosion sanguinolente. Elle en oublia de respirer, son visage se figea, tandis qu'une autre partie de son monde s'effondrait, lentement. Elle assistait, impuissante, à sa propre fin. Quelle putain d'injustice ! Elle n'en pouvait plus, suffoquait. Et quand elle reprit son souffle, ce fut dans un sanglot affreux. Un sanglot qui ne prenait puissance en rien, si ce n'est dans un râle meurtri. Tous les piliers de sa vie, tous ses amis d'enfance disparaissaient un à un. Au bout du compte, que restera-t-il d'elle ? Cruels, les souvenirs refaisaient surface. Elle se souvint de sa première rencontre avec son ancienne Alpha, mais avant tout son amie. Ironiquement, ce jour-là, Hekâ avait voulu la noyer. Mais les liens, comme gravés à l'avance, les avait unies encore plus fortement. Aujourd'hui, c'était l'impression qu'elle avait, de se noyer. Elle se souvint de la naissance des Shaans. Bien que ce fut dans la famine et la souffrance, cela avait été la plus belle époque de toute sa vie. Ce clan avait été leur enfant à tous. Et c'est peut-être cet abandon qui avait signé leur fin à tous.
C'est à cette époque qu'elle s'était construite. Et même si les piliers s'étaient espacés, ils avaient toujours fais partie du même édifice. Aujourd'hui, tout brûlait. Tout était en ruines. Et dans tout ce malheur, elle savait que le peu de ressources qui lui restaient étaient elles-mêmes abîmées. Aulia, Hooker, Phoenix, Thylacine, Aszio, Gryffon. Tous portaient les stigmates de ces pertes, auxquelles on ne se préparait jamais. Quand est-ce que les restes de son monde s'écraseront sur elle, l'emportant dans un ras-de-marée sanglant ?

C'était trop. Beaucoup trop pour elle. Pour eux tous. Elle n'avait, encore une fois, pas leurs armes. Pas leur force. Elle ne parviendrait pas à prendre sa revanche sur la vie. Rien que ce mot l’écœurait, lui donnait le vertige. Son regard embué se posa à nouveau sur l'enfant, le dernier vestige de ses amis. Mais aussi un enfant, qui n'avait strictement rien demandé à personne. Et qui bien malgré lui, venait de voir ses deux parents s’entre-tuer et mourir sous ses yeux. La brune n'était plus que chaire à vif, elle n'était plus qu'une plaie béante sur laquelle on versait de l'eau salée goutte à goutte. Elle reporta son regard dans celui de sa mère, et il ne lui fallut aucun mot pour signaler qu'elle avait compris. « Je m'occuperai de lui. Pour eux. Pour lui. » Et pour moi, peut-être.

S'il y avait encore quelque chose à faire pour la carcasse qu'elle était.

La douleur faisait frémir son cœur, rendant ses battements plus insistants. Leur génération était-elle aussi maudite ? Était-ce Nyveèn et elle-même, les prochaines promises à une funeste fin ? Mais Enja s'efforça de ne pas sombrer dans ses pensées, parce que la situation ne s'y prêtait pas. Le présent, aussi difficile fut-il à affronter, s'imposait à elle durement. « Je donnerais régulièrement des nouvelles, ne t'en fais pas. » Enja tendit l'oreille, s'approchant d'un pas de l'enfant, toujours tristement stoïque. Les informations que lui donnaient sa mère lui serrèrent le cœur. L'injustice n'avait pas frappé que leur génération, mais également ce petit être, innocent et esseulé. La brune hocha calmement le visage à la question de Phoenix. Du temps ? Elle ne disposait que de ça, maintenant. Mais de combien, elle n'en savait rien. La vie ne lui avait jamais parut aussi fragile. « Merci pour lui. » glissa l'ex ergienne, en effleurant le chanfrein de sa mère de ses naseaux. Elle se pencha vers l'enfant, plongeant son regard dans le sien. « Je suis Enja. Je suis une amie de ta mère. » Parce qu'utiliser l'imparfait lui aurait, encore une fois, été trop douloureux. Et parce que même dans la mort, Hekâ demeurait l'une de ses amies. « Il faut y aller, maintenant. » Déjà pour le nettoyer, pour lui laisser le temps, pour le laver d'un sang qui ne le quittera jamais vraiment. La tâche s'avérait longue, difficile. Mais Enja n'avait plus le droit d'abandonner. Elle se l'était interdit.