▬ j'ai fais mes soixante prières par terre dans la poussière.

Noyée.
La rousse se laissait lentement couler, ne crevant la surface qu'au dernier moment, quand elle sentait que ses poumons allaient éclater. L'atmosphère paradisiaque de la plage la mettait dans une rage folle, et elle envisagea un instant de s'enfuir à nouveau. L'océan ? Une aventure encore inconnue pour elle. Puis elle aperçut une silhouette noire, et la curiosité l'emporta sur son amour maladif du risque.

La Fugitive nageait vers la rive, son corps rêche et nerveux fendant les flots glacés. Le soleil brillait, mais l'eau avait toujours ce goût d'algue morte, cette âpreté gelée. Le poil trempé, la rousse sortit de l'eau à quelques dizaines de mètres du noir. Elle s'ébroua violemment, posant un regard acéré sur l'inconnu.

Rien en cette silhouette ne laissait transparaître un quelconque trait de caractère ; cependant, elle se sentait comme happée par l'aura qui se dégageait du brun, et comprit elle aussi qu'ils étaient deux faces d'une même monnaie. La monnaie du vice, de la corruption et de la violence. Une monnaie fine, ciselée comme la plus belle des pierreries. Immobile, Kawäll se racle la gorge, et ce bruit résonne sur la plage déserte, répercuté par l'éternel roulement des flots.

Les crins sales de la rousse dansent dans le vent. L'iode parfume l'air et pique les plaies de Kawäll ; la morsure du sel sur ses blessures à peine fermées la fait se sentir plus vivante que jamais. La Fugitive en avait vu d'autres, des solitaires, des ermites : mais celui-ci, dans la fougue évidente de sa jeunesse, lui semblait être un pair, un allié précieux. Fière, elle sut reconnaître leurs points communs, à travers un simple coup d'oeil. D'un pas lent et tendu, elle s'approcha de lui : le sable crissait sous ses sabots et ses yeux brûlaient.

La rousse ralentit à l'extrême, s'arrêtant presque. Elle prenait le temps d'examiner l'inconnu, et ce moment d'inspection pouvait être considéré comme un grand honneur, venant de sa part : la Renarde n'avait pas l'habitude de s'intéresser à ses proies. Le bai semblait bouillant, près à bondir aussi bien qu'à décamper. De là où elle était, la Fugitive voyait brûler les prunelles de l'étalon. Elle reprit sa marche, sauvage. Ses foulées semblaient mordre la poussière, et son corps constellé d'écume lui prêtait l'apparence d'une divinité vengeresse.

Chaque pas qui la rapproche de lui fait croître sa curiosité. Bientôt, elle est dévorante, presque plus vaste que sa folie, si vaste que son regard laisse naître une petite étincelle curieuse dans l'obscur chaos de ses prunelles. Oui, la Fugitive est née de deux chevaux sauvages, et a toujours vécu pour cette liberté, qui compte plus à ses yeux que sa propre vie : le brun en face d'elle semblait dépourvu du moindre désir, y compris de celui d'être libre. Ses paroles sont faibles, emportées par le vent, mais l'ouïe presque féline de la Renarde le perçoit très clairement. Elle se stoppe, réfléchissant brièvement à cette question. Que veut-elle ? Découvrir, explorer, puis anéantir si besoin est. Mais ici, c'était différent. Ici, elle voulait juste connaître. " Pour l'instant, rien. " Il lirait les choses qu'elle ne voulait pas dire dans ses iris.

Ils étaient deux êtres issus d'un même monde, un univers à feu et à sang où des créatures hideuses se déchiraient mutuellement dans un fracas d'apocalypse. L'apparence trop contrôlée du noir lui déplaisait : elle voyait bouillir au fond de ses prunelles une folie égale à la sienne, voire plus destructrice puisque refoulée. Oui, elle venait le chercher : revenir sur GS prenait enfin un sens, autre que ceux, bien hypothétiques, de retrouver ses amours perdues. Son encolure s'arqua et ses crins sales ondulèrent, soumis aux variations du vent capricieux. La Fugitive examina le corps du noir sans gêne, avec un oeil presque médical, appréciant les muscles et l'intensité de sa robe. Ceci fait, elle releva les yeux vers le regard bouillant du noir. " Kawäll. " C'était une communication simple, sans fioritures. Pas un mot de trop, juste l'essentiel. Il était le premier à qui elle dévoilait son réel nom depuis son retour, au lieu de celui qu'elle s'était attribué, et ce cadeau signifiait déjà énormément.