Prendre de la hauteur | A

Noir comme le Corbeau qui descend dans la vallée, l'étalon aux étranges oreilles avançait à pas de loup, son regard rivé sur le vide, le vide encore et le vide toujours. Existait-il plus doux que cette invitation que sans cesse il lui lançait ? La machine se perdait, se laissant rattraper par ce côté mortel que vous lui aviez insufflé, et elle n'avait su discerner cette aussi jolie que robuste silhouette qui se découpait sur l'azur océan. | Demoiselle, salutations. Sa voix était chaude et suave, et, respectueux, il inclinait son profil oriental.

Qu'était-il venu chercher, lui dont les yeux noirs semblaient sans fond ? Il laissa le silence retomber, implacable, respirant seulement de cette façon régulière et suave, comme si chaque bouffée d'oxygène était précieuse. Son temps, lui était-il compté déjà ? | La vue m'importe peu : chaque œil y voit ce qu'il cherche. Moi, je cherche le vide, le laps de temps durant lequel nous ne sommes plus tout à fait vivant, pas encore tout à fait mort. Il braqua ses yeux sur elle, reprenant. | Mais vous, jeune dame, pourquoi vous perdre en ces lieux ?

Elle, si jeune encore, voyait la vie. Ô charme absolu, ô années trop vite passées ... Le noir l'aurait presque enviée, mais au fond, il préférait sa vérité. Il aurait beau tomber et tomber encore, il saurait à quoi s'attendre. Elle était encore jeune et elle aurait toute la vie pour découvrir ces certitudes sombres et nocives. | Et rien n'est plus noble que ce que vos yeux voient. Continuez donc de poser la Beauté et la Vie côte à côte, et peut-être qu'à notre différence, vous atteindrez le Bonheur. Il avait beau ne plus savoir comment sourire, il s'y essaya néanmoins, son visage s'éclairant quelque peu.

Suffisait-il seulement de bien regarder ? Un long soupir s'exhala de son corps. Plus il regardait le monde et les autres, et plus cet illusoire bonheur s'échappait de lui. Être heureux, était-ce avant tout un choix ? | Je vous espère courageuse, demoiselle. Arrivera un jour, une heure, où même en le cherchant, en posant vos yeux partout, vous ne trouverez plus cet illusoire Bonheur. Ramage noir, jais, qui tournait parfois au pétrole quand le soleil léchait son corps musculeux. Oiseau de mauvais augure ?

Elle touchait là un point sensible. N'avait-il jamais été heureux, lui le ténébreux ? Être heureux, cela supposait d'abord d'exister. Avait-il un jour vécu, en-dehors de votre invisible main ? Sa gorge se serra mais plein d'assurance et d'aplomb, il enchaîna. | Je ne le saurai que quand viendra l'heure de faire le bilan. Je pourrai comparer ces moments et peut-être y découvrir une forme de Bonheur. Je préfère me dire que je n'ai pas encore éprouvé assez d'épreuves pour me prononcer. Menteur.

Mais de quoi fallait-il faire été ? De ces rires francs qu'il avait partagés avec eux ? Ou de leur corps déchiquetés, démembrés et jetés en pâture à quelques chiens galeux ? Il fallait trier, archiver, garder, ranger ou détruire. Mais en avaient-ils réellement le pouvoir, simples mortels ? | Jamais. Menteur, encore.

Elle s'écarte et commence à descendre, elle fait demi-tour et le laisse. Peut-être aurait-il pu la retenir, revenir à la charge en changeant de sujet ? Mais elle semble heureuse et croire au Bonheur. Elle croit en quelque chose que lui renie et qu'il méprise, comme il sait qu'il n'existe pas. Alors à quoi bon ? Elle est jeune et elle découvrira la vérité bien assez tôt. Que les cieux, s'ils savent être cléments parfois, la protègent. Sincère.