~ Can you trust my best intentions?

Arsène.

La terre continue de toupiller autour du soleil mais dans ma tête, le monde ne tourne plus rond.

Depuis le départ d’Aenor, je ne suis que l’ombre de moi-même. Souvent gagné par la mélancolie, je n’arrive plus à porter le masque du fanfaron avec la même facilité qu’autrefois. C’est ce qui explique le fait que je m’isole beaucoup ces derniers temps, dans des lieux peu fréquentables. La froideur de celui-ci me plaît particulièrement. Le vent glacial s’abat comme des centaines d’aiguilles sur mon corps brûlant, me faisant oublier l’espace d’un instant le poids de la solitude et des questions sans réponse.

AENOR.
Loin du climat estival auquel elle est habituée, la princesse traine les sabots dans une neige aussi souple que drue. Elle couvre le sol d'un épais manteau blanc, et les flocons ne cessent d'embrumer sa vue, à la façon de mille flashs blanchâtres.
Elle n'aime pas vraiment le froid, la neige, l'hiver. Mais elle s'est jurée d'explorer toutes les terres. Pour dire vrai, elle le cherche. Un peu inconsciemment, un peu sans se l'avouer.  Depuis qu'elle est partie ce jour-là, avant la migration, elle ressent comme un manque glacial dans son corps et son âme. Et ça l'a frustrée, quand elle s'en est rendue compte. Elle n'a pas besoin de lui ! Elle n'a besoin de personne !

Et pourtant, perdue dans les hauteurs hivernales, c'est sa silhouette qu'elle cherche, son odeur qu'elle espère sentir, ses yeux clairs qu'elle aimerait croiser de nouveau. Trop de jours ou de semaines sont passées. Il n'est même plus temps de s'excuser. La renarde cherche son Petit Prince, comme un aveugle chercherait sa vue à jamais oubliée.

Les terres de Galop Sauvage ont été ravagées. Depuis lors, les habitants ne cessent de voyager dans l’espoir de prendre un nouveau départ – tandis que je me contente de broyer du noir dans des lieux que je ne prends même pas la peine de visiter. Peut-être devrais-je me forcer à suivre la lumière. Et si cette dernière avait une adresse ? Je lui écrirais sans doute des lettres, en la suppliant de revenir. Ou peut-être pas. Parfois, elle doit rester éteinte – on dit qu’elle attire les moustiques. Ce n’est pas anodin.

J’avais pourtant trouvé une belle lumière… mais elle est partie. Je l’ai fait fuir, d’une façon tout à fait injuste. Incongrue. Je l’ai blessée, ma belle lumière, et désormais, j’erre comme un pantin de malheur dans l’ombre d’une vie maussade.

Ma tête fatiguée se pose sur le sol glacial, là où la neige a élu domicile. Supportant la brûlure du froid sur ma peau, je ferme les yeux et laisse mes pensées divaguer. Je rêve de fleurs et de soleil, d’oiseaux et de miel. J’ai en bouche le goût sucré, délectable, d’une jeune renarde qui a un jour croisé mon chemin.  Je revois ses yeux, deux ambres de feu qui réchauffent mon cœur à coup d’amour. Je sens de nouveau les mouvements délicieux de sa bouche au creux de mon oreille. « Dites-moi que ce n’est pas un rêve. Dites-moi que je ne rêve pas… » marmonné-je dans un demi-sommeil, sans même m’en rendre compte.

Puis c'est comme dans un rêve.
Elle a d'abord cru à quelqu'un en danger qui méritait secours. Alors elle s'est approchée de la silhouette au sol à grand trot qui, bien que toujours léger et aérien, relevait dans l'air des nuages de poussière blanche. Puis elle a ralenti. Pour ne pas dire freiné des quatre fers.
D'abord, ce n'est pas quelqu'un en danger. L'étalon n'est ni blessé ni mort ni même malade. Il dort. Surtout, ça n'est pas un inconnu. Ça n'est pas une simple connaissance, ça n'est pas un ami, ça n'est pas un ennemi. Comme Aenor ne sait pas bien comment elle doit le considérer, elle dira tout le long qu'il s'agit de son Petit Prince. Elle l'observe dormir. Si apaisé. La seule chose qu'il lui manque là, à son paysage endormi, ce sont les deux orbes qui l'animent. Une bleue, un océan dans lequel elle se serait bien volontiers noyée. Une noire, comme les ténèbres les plus profonds, mais un puits plein de lumières, où elle se serait bien tapie. Mais seules ses paupières lui font face et, soudainement intimidée, la princesse reste complètement immobile devant lui, sans savoir que faire. Elle l'entend parler et se raidit, partagée horriblement entre le réveiller et s'enfuir.

Le rêve continue et elle est là, fidèle à son image, toujours aussi belle. Une étrange impulsion me pousse vers elle, je ne contrôle plus rien. Mes membres me guident vers son positionnement et je trépigne d’impatience. Une fois auprès de son cœur, je ne peux m’empêcher de l’étreindre comme si ma vie en dépendait, comme si elle n’était jamais vraiment partie… et puis rien. Elle disparaît dans un nuage de poussière, un fantôme issu de mon esprit. Je regarde autour de moi et en finis bouleversé – tout est noir, plus rien n’existe. Je hurle et mes paupières s’ouvrent instantanément sur le monde.

J’ignore si j’ai véritablement crié. Je ne dissocie plus le rêve de la réalité. Ma vue est floue, je cligne des yeux sans relâche. Je la vois. Elle se tient devant moi, arrachée à l’envie de partir et à celle de rester. Ma tête se moque de moi, j’entends son rire perfide me pourfendre les tympans. Je dois être fou. Complètement aliéné. « Tu n’es pas vraiment là, n’est-ce pas ? » lui demandé-je d’un air absent.

Et puis soudain, il crie.
Elle se raidit toute entière, parcourue par un immense frisson. Elle n'arrive même plus à bouger. Elle ferme les yeux très fort et le hurlement cesse. Elle s'en souviendra toujours. Comme si une partie de lui-même lui était arrachée. Quand elle ouvre de nouveaux ses yeux pétillants mais incertains, il la fixe.
Il s'est réveillé.

Mais Aenor remarque bien qu'il ne la voit pas vraiment. Qu'il la regarde comme si elle n'était pas là. Comme si elle n'existait pas. Ou que c'était lui qui n'existait pas. Elle n'ose toujours rien dire, ni bouger. Elle cligne des yeux lentement et lorsqu'il parle, un sourire intimidé pourfend ses lèvres. « J'ai toujours été là. »

« J'ai toujours été là. » Ses mots résonnent dans ma tête comme un doux mantra. Rêve ou réalité, je n’ai plus envie de me poser la question, de m’appesantir sur ce détail si peu important. Je me lève, avec une difficulté notable. Les membres engourdis par le froid, je titube jusqu’à elle, qui ne bouge plus d’un iota. Il n’y a que son sourire qui transcende l’espace, qui illumine cette journée sombre et enneigée. À mon tour, je lui souris, de toutes mes forces. « Si tu as toujours été là et que nous ne sommes pas dans un rêve, alors… » dis-je d’un air absent, comme si je faisais part d’une réflexion à voix haute. « …peux-tu ressentir ça ? »

et sans crier gare,
juste comme ça,
le cœur au bord des lèvres,
...je plaque ma bouche brûlante contre la sienne.

Son sourire à lui est bien plus franc que celui de la jeune rousse. Ce qui entraîne la commissure de ses lèvres plus loin encore. Ce qui l'entraîne sur le rythme d'une musique qu'elle est la seule à entendre. Ou peut-être l'entend-il, lui aussi. Comme ce jour, où ils dansaient.
Elle ne l'a vu qu'une fois. Il lui semble avoir vécu une vie avec lui, compactée en une seule journée. C'est fort. C'est intense. Elle n'oubliera jamais l'apprivoisement progressif.


Elle ne répond pas.
Ne veut pas répondre.
Ne sait pas quoi répondre.
Elle reste immobile. Figée. À la fois curieuse et effrayée. Toujours cette contradiction, ce choix cornélien : fuir ou rester. Elle a si souvent fuit. Toute sa vie, en fait. Une princesse en détresse, une recherchée en périls. Dès le moindre danger, elle a fuit. C'est là toute sa force.
Aujourd'hui, elle décide qu'il s'agirait d'une faiblesse, et reste. De toute façon, son coeur est ancré au sol. Et ses yeux, aux siens.
Ses lèvres sur les siennes lui procurent un électrochoc. Quelque chose qu'on ne sait pas trop comment appeler. Quelque chose qu'on aurait peur de mesurer avec des appareils, de peur qu'ils explosent. C'est violent. C'est délicieux. Ça lui coupe le souffle, à Aenor. Alors, la renarde renchérit et répond à l'étreinte de ses lèvres, comme on répond à un appel au secours.

Le feu et la glace, le noir et la lumière, l'euphorie et la douleur. Ce baiser n'a rien d'une demi-mesure, il porte la charge des non-dits et le goût de l'absence. Il est doux et fougueux à la fois, il enchante et pique le bout de la langue. Je vole sur un nuage et suis pourtant en chute libre, le corps comme un poids mort.

La frénésie alimente notre baiser et la raison l'arrête.

Je me mords les lèvres, goûtant encore la chaleur d'un amour incertain, et garde les yeux fermés. J'ai peur, bien trop peur. Peur de sa réaction, de ma réaction, et du maelström de sentiments qui se bousculent dans ma tête et font claquer les portes de ma lucidité avec une violence qui m'est parfaitement inconnue.

Mais elle y met fin.
La tempête fait rage dans sa tête, et elle cherche les yeux bleus de l'étalon comme on cherche une bouée en pleine mer. Elle se sent seule, abandonnée, elle se sent au bord de la noyade; il est son seul repère, sa seule prise d'oxygène. Elle a l'impression d'être restée des années en apnée.
Elle réapprend à respirer.
Elle ne s'est pas écartée, si bien que la respiration courte et chaude d'Arsène vient s'échouer sur son visage, comme un naufragé s'échoue sur une plage. Mais la grève est couverte de goudron à certains endroits, empoisonnée par les non-dits, par les illusions, par l'absence incertaine. Il faut l'éviter. Ne marcher que sur le sable.
Le silence est écrasant, Aenor sent mille insectes bourdonner dans ses oreilles.
« Tu m'as manqué. »
Comme un aveu. Comme une accusation, aussi. Comme tous ses sentiments.

C'est un silence qui en dit à la fois trop et pas assez. « Aenor... » susurré-je, la voix aussi basse qu'une berceuse. Comme s'il ne fallait pas brusquer les choses, comme si le moindre son pouvait provoquer une avalanche de sentiments incontrôlable, qui finirait par tout engloutir.

Sa révélation me frappe - mais c'est une gifle qui me réveille d'un sommeil maudit. C'est ce qu'il me faut pour respirer, et mes poumons s'en donnent à coeur joie. J'inspire de grandes bouffées d'air comme si l'oxygène m'avait manqué, tout ce temps. « Si tu savais comme je... » suis désolé. Mais je n'achève pas cette phrase. Cela ramènerait à la surface des souvenirs que je préfère oublier. Qu'elle préfère oublier. Je me mords les lèvres et reprends. « Tu m'as manqué. »

Mon étreinte se fait plus forte, plus protectrice. C'est sa présence qui me tient en équilibre. « Es-tu bien sûre que nous sommes dans la réalité ? Je ne vais pas me réveiller d'une minute à l'autre ? Tu es bel et bien là ? Pour de vrai ? » À chaque nouvelle question, mon coeur s'emballe un peu plus et ma voix gagne en intensité.

Elle sait ce qu'il va dire. Mais il ne le dit pas.
Elle le fixe, elle se noie dans son iris bleu et s'enfonce dans les ténèbres dans l'autre. Elle se persuade, elle aussi, qu'il est bien là. Qu'ils se sont retrouvés. Elle a du mal à y croire. Comme si c'était un piège dans lequel elle ne devait pas tomber. À ses questions, elle sourit. De plus en plus. D'abord d'esquisses bancales, ensuite de prémisses plus franches, plus osées, plus démonstratives. Elle sourit de tout son long. « Pour de vrai. » répond-elle, le coeur au bord des lèvres. Elle les fait d'ailleurs glisser contre son visage. Hume sa peau, son parfum. Puis les dépose à la commissure des siennes, avec une douceur donnée aux fées. Sur son visage, la respiration d'Arsène s'échoue comme le froissement d'ailes d'un papillon. Un papillon aux mille couleurs. « Vrai comme ça... » Sa voix n'est qu'un murmure, puis ce murmure s'interrompt, par le contact, de nouveau, entre leurs deux paires de lèvres.

Son sourire s'agrandit et une vague d'euphorie baigne mes sens. Mon corps entier tremble sous le sien et je sens mon cœur léger comme un ballon d'hélium - léger, si léger qu'il est prêt à voler. J'ai beau le tenir enfermé dans ma poitrine, elle ne s'arrête pas là. Ses lèvres se collent aux miennes, pour la seconde fois. Paré au décollage. Je lâche prise, m'envole, plane dans les airs. Tout à coup, sous mes pieds, je me fiche bien de ne plus sentir la terre. Je l'embrasse comme si ma vie en dépendait, comme si chaque nerf de mon corps touché par cet échange insufflait à mes poumons l'oxygène nécessaire pour respirer. Comme si le reste n'avait plus d'importance.

À la fin de ce baiser sulfureux, j'ai la tête qui roule et le cœur qui joue du tambour. « Neuf... » murmuré-je, les lèvres tirées en un sourire énigmatique et la respiration aussi ronronnante qu'un vieil aspirateur.

Elle se laisse gagner par l'euphorie. Un instant. Elle baigne dans une mer calme, mais elle sait que c'est le calme avant la tempête. Que l'océan deviendra tumultueux. Quand elle devra lui dire. Elle met fin au baiser et sa respiration a l'odeur du jasmin, des fleurs, de la nature sauvage au printemps. Elle a le goût des aurores d'été, des belles couleurs dans le ciel à l'aube. Elle pose son chanfrein contre le sien.
Oui, il lui a manqué. Terriblement. Et pourtant, elle sait qu'elle doit partir. Juste pour un temps. S'éloigner, pour ne pas s'entraver. Il lui manquera, et ça prouve qu'elle a déjà dépassé depuis longtemps le point de non-retour. « Je vais partir. » Elle se mordille la lèvre. Elle n'ose pas le regarder, se recule, brise le contact. « Juste un temps. Tu pourras compter aussi, comme la dernière fois. Jusqu'à un chiffre un peu plus grand. Mais je reviendrai. »

Je vole encore, là où personne ne peut m'atteindre... et redescends aussi vite qu'une météorite. « Partir ? » Déjà ? Je ne prends pas la peine d'articuler. Ma voix se casse sur chacune des lettres. Je ravale la boule qui m'obstrue la gorge et mes yeux la cherchent, exigent silencieusement des explications. L'ai-je froissée ? Blessée ? Mon cœur rate un battement. Puis deux. « Et j'imagine que.. » Mon regard est désormais vissé au sien, refusant de le quitter. « ... je ne peux pas t'accompagner ? » Une tristesse sans nom teint désormais mes paroles.