prélude (mise bas)

La nuit était fraîche, elle avait réussi à trouver un endroit à l'abris du vent, entre deux collines. Les comètes déchiraient le ciel noir.
Ca faisait combien de temps qu'elle était là, agonisante ? Son corps - si frêle qu'on se demandait comment il avait pu contenir l'enfant - gisait à terre, sur l'herbe haute et humide. Elle avait l'impression que les étoiles se riaient d'elle. Allait-elle mourir ? Elle se sentait partir des fois, sûrement l'endorphine. La douleur se faisait plus vive, elle osait pas se retourner. Elle se dégoûtait elle-même.

/ OROSZLÀN

Il lui avait promis. Promis d'être là.
Il avait entrepris le voyage alors qu'il savait qu'il n'y survivrait pas. Sûrement aurait-il tenu plus longtemps sans s'imposer une marche ardue tous les jours. Car oui, chaque pas lui coûtait une force qu'il ne possédait plus. Pourtant, il avait tenu.
Parce qu'il lui avait promis.
Comme s'il était le père de l'enfant, le Lion l'avait suivie. Jours et nuits, depuis le départ. De loin, parce qu'il ne parvenait pas à aller plus vite. Il avait traqué son odeur, rassuré de toujours la sentir devant lui, comme un phare, comme une lumière au bout du tunnel. Il avait tenu pour elle. Il aurait tellement voulu être le père, au fond.
Lentement, le Lion s'était débrouillé pour la retrouver. À l'écart, parce qu'Anka restait Anka. Une flamme sauvage qu'il n'avait jamais su attraper. Mais sans doute était-elle plus belle ainsi. Sauvage. Il arrive dans son dos, de sa présence majestueuse et pourtant si affaiblie. Ses yeux noirs se mettent à briller, son coeur se serre. Elle est en train de mettre bas. Il s'approche d'elle et souffle sur ses flancs pour la rassurer. Comme pour lui dire je suis là. Respire à fond, détends-toi... murmure-t-il de sa voix grave et chaude, comme une couverture pour la couvrir, comme un remède pour la soigner, comme une endorphine pour qu'ils s'aiment, un jour.

Alors qu'elle redouble d'efforts pour expulser la chose de ses entrailles, une odeur est portée à ses naseaux. Hallucination. Mais un contact chaud au niveau de ses flancs lui confirme sa présence. C'était lui. Il avait toujours eu cette capacité de réapparaître, spectre doré. Comme s'il avait toujours été là, quelque part. Comme s'il avait toujours deviné quand elle le voulait près d'elle. Parfois elle s'en voulait, de savoir qu'elle pouvait se reposer sur ses larges épaules, de se l'autoriser comme pilier... Mais il avait toujours été ainsi à ses yeux, comme il devait l'être aux yeux de tous : un être rassurant et désiré. J'... J'ai pas envie que tu me voies comme ça, qu'elle murmure.

Mais le Lion s'en fiche. Il la contourne lentement, comme un fantôme. Un fantôme doré et brillant. Il vient frôler son visage de ses naseaux d'où sort un souffle brûlant et lui sourit même, malgré ses traits épuisés, ses yeux creusés. Je t'ai dit que je serai là, souffle-t-il alors, se voulant rassurant. Il n'est pas guérisseur, mais il a assisté à beaucoup de naissances, il faut bien l'avouer. Rien qu'en comptant celles de ses enfants... Il palpe doucement le ventre de la grise. Le moment est venu, il le sait. Surtout ne t'affole pas. Ça va bien se passer, et je suis là. D'accord ? Nouveau sourire.

Elle s'en voulait. Sur plusieurs points. Elle s'en voulait d'avoir douter de lui. Elle s'en voulait d'être dans cette situation. Ca la ramenait à un pied d'égalité avec les autres. Elle qui avait toujours voulu se sentir à part, aussi bien physiquement que moralement, elle était comme toutes les autres : flipée, incertaine, vulnérable. Faite de chair et de sang. Sang qu'elle pensait se propager sous sa fine croupe. Mais il n'en était rien. C'était plus poisseux, quelque chose s'était délié en elle, pour se vider. Elle déglutit difficilement, ouvre les yeux, et essaie de s'abreuver de son sourire. C'était la seule motivation qu'elle pouvait trouver pour l'instant. Qu'il soit là. Sa voix est lointaine, mais elle le comprend, étrange communion. Une contraction la déchire, et elle pousse, instinctivement.

Vas-y, doucement, continue... Il l'encourage, ne fait jamais taire sa voix comme s'il devine qu'elle se raccroche à elle. À lui, en quelques sortes. Il a l'impression d'avoir rattrapé le temps perdu depuis son retour. Il a l'impression qu'il sera difficile de lui dire au revoir, bientôt. Mais à cet instant, seule Anka compte. Anka et le petit qu'elle est en train de faire naître. Il la caresse du bout du nez, continuant de parler doucement, surveillant l'avancée de la mise bas, espérant aussi que tout se passe bien. Il n'aurait pas la force de courir chercher un guérisseur – il n'en connait plus aucun, aujourd'hui – pour lui porter secours. Ses yeux viennent de nouveau chercher ceux d'Anka, inquiet pour elle plus qu'il ne l'aurait imaginé.

J'y arriverai pas, sa voix résonne dans sa tête. La voilà bien défaitiste face à tant de douleur. Mais elle y avait jamais vraiment été confrontée, à la douleur, la vraie. La disparition des anciennes terres et le voyage l'avait épuisée, les ressources avaient manqué aussi... Tout avait été réuni pour que la naissance soit difficile... Ou peut-être était elle châtiée ?
Elle s'applique à retrouver une respiration normale, prend une inspiration et pousse en un petit râle. Alors qu'elle voit le bout du tunnel, elle rassemble ses dernières forces, puis lève légèrement la tête. L'enfant était là, mais il ne bouge pas. Elle tend l'encolure et l'effleure. Son petit corps lui paraissait étrangement inerte. Il n'était qu'un amas de chair et de sang, froid. Elle jette un regard d'effroi à Oros, et suffoque. Il était... mort...?

Enfin, le bouquet final arrive. Le poulain est né. Elle peut se détendre, se sentir soulagée. Pourtant, il comprend vite que c'est son premier. Mais lui, pas. Il s'approche et délicatement, attrape la poche translucide et humide qui retient encore le petit prisonnier. Il le tire doucement jusqu'à Anka, juste devant elle et porte son regard sombre mais bienveillant sur elle. Lèche-le, ça va le réchauffer. Il pose ses grands naseaux sur le corps inerte du petit, se laissant contaminer par l'inquiétude de sa mère. Mais il sent le coeur battre. Il ne manque que quelques coups de langue vigoureux pour le réveiller.

A
Le mâle traîne le petit être inerte jusqu'à elle. Elle se redresse un peu, essoufflée, et hume le bébé. Elle constate avec surprise et soulagement qu'il bouge, la membrane qui le recouvre se soulève à un rythme régulier. Il respirait. Elle s'exécute alors, obéissant aveuglément à Oros, déchire le placenta, et lèche le petit. Eh Mahem... Sa voix est chaude et rassurante. Anka redresse la tête, et regarde Oros. Un regard plein de gratitude.

M
Le vent le frigorifie un peu plus, griffant son pelage trempé. Mais au contact de sa génitrice, Mahem se réchauffe immédiatement. Le premier contact. Rassurant, et même plus : vital. Il sait qu'il est avec elle, mais il a besoin d'en savoir plus. De comprendre mieux. Alors il ouvre les paupières. Et son regard étrange ne se pose pas sur sa mère, mais sur un grand étalon doré. Il parcourt l'étalon, mais osn attention est ensuite happée par ce qu'il y a derrière. Au-dessus. Un voile noir au-dessus de sa tête, percé de millions de petites lumières.

Anka s'active suite à son conseil et le petit est enfin libéré. Le Lion regarde sa robe sombre, sa belle face qui dévore son visage, il est attendri. Au fond, peut-être lui aussi aurait-il voulu encore avoir un enfant. Un ultime... Un enfant qui n'aurait pas été le fruit d'une erreur. Il aime tous ses enfants, mais il lui faut bien avouer que sur les cinq qu'il a eu, deux sont fruit de folie. Peut-être le voilà, son dernier enfant. Un qui ne partage pas son sang, mais qu'il pourra épauler, au moins quelques temps ? Un frisson ébranle son échine. Tu n'en auras jamais le temps, garçon, tu le sais. À cet instant-là, comme si la voix avait résonné tout haut et non dans son crâne, l'enfant tourne la tête vers lui, le poignardant de ses yeux à peine ouverts. Oroszlàn se fige. Il ne sait pas comment réagir, tourne la tête vers Anka et la découvre changée. Le sourire qu'elle porte sur lui emplit son coeur d'une émotion forte, brute, sauvage. Il s'approche de la grise et, sans aucune timidité, comme pour continuer ce qu'elle avait commencé la fois passée, il dépose ses lèvres sur son chanfrein. Puis sur sa joue. Puis sur ses lèvres. Rapidement, juste pour l'effleurer, juste pour la féliciter, peut-être. Puis, il regarde de nouveau l'enfant, qui fixe un point au-dessus de sa tête. Bonjour, Mahem...