Hakuna Matata (A)

Luxuriante folie, verdoyante agonie, possiblement belle aux yeux de n'importe qui, la jungle n'est que feuillages étouffants aux yeux de Dinki...

Elle n'avait jamais pu jouir d'une telle abondance, si bien que la découvrir n'avait rien d'excitant. Au contraire. C'en était bien trop. Fallait-il se méfier ? Que cachaient ces feuilles gonflées de suc ? La pâle pie marchait d'un pas mal assuré, songeant à remplumer ses flancs creux sans pour autant avoir l'audace de s' y risquer.

Dinki, elle, n'entend pas. Elle est sourde à toutes choses. Rien n'attise sa curiosité. Quand la tristesse s'empare de votre âme, vous vivez dans une bulle, à l'écart de tout et en particulier de ce qui recèle la vie. Dinki est de ceux-là. Si bien qu'elle n'entendit pas la pouliche, non loin.

Sa marche l'avait essoufflée. Elle n'avait plus l'habitude de se mouvoir, et le voyage des derniers la rompait davantage qu'elle ne l'était. La pie sentait son coeur se contracter de manière tantôt anarchique, tantôt laborieuse, si bien qu'une pause s'imposa.

Sa respiration se fit rauque et insupportable. Un individu normal aurait pesté, se serait mis en colère contre son mal, l'aurait maudit même. Mais Dinki le subissait avec une indifférence morne. La jument voulu prendre une grande inspiration, sentit la brûlure naître au sein de son appareil pulmonaire et toussa, incapable d'aller plus loin. Son souffle s'affaissa de nouveau, court et sec comme du papier de verre.

C'était inattendu. C'était une voix d'enfant un peu trop sérieux. Mais elle n'eut pas la force de sursauter. Elle se gratta le jarret du bout des dents, mollement, en se demandant d'où pouvait bien venir la voix. Le regard de Dinki balaya le paysage avec lenteur. "J'ai l'habitude. " La jument reprit sa route, se concentrant pour placer un membre tremblant devant l'autre. Il lui fallait vraiment manger quelque chose. " Dis-moi, invisible, y a-t-il des choses mangeables ici ? " Dinki avait perdu le sens de l'odorat et du goût, à force de s'empoisonner sur son île. Aucun risque de contaminer qui que ce soit d'ailleurs... Le mal était enraciné dans ses tissus, ses os et son sang, en elle.

" C'est gentil de ta part. " La pie baissa la tête, naseaux dilatés, cherchant du bout des lèvres ce qui lui avait été promis. Quand l'odeur et la texture d'une racine provoquèrent en elle un soupçon d'appétence, Dinki découvrit ses dents et entama la chair offerte. Ses billes pâles furent closes quelques instants, tandis que la jument profitait de la sensation nouvelle. Avoir quelque chose de consistant - et goûteux - qui s'écrasait sur son palais sec était quelque chose qu'elle était encore capable d'apprécier à sa juste valeur.

Dinki hocha la tête. "Ouais bah, j'avais plus l'habitude." Le fantôme d'un sourire apparu furtivement sur le visage de la jument, qui s'avérait être emprunt de douceur. Mais fut-ce un songe ? On aurait pu l'imaginer. "Tu connais d'autres trucs sympas ?" La pâle semblait se dérider un peu.

Ok. Elles ne parlaient pas la même langue, ces deux-là. Dinki passa outre l'immense abattement qui alourdissait ses pas tout à coup. Ne pas baisser les bras - les sabots, pardon - si vite. " Heu. Bah. J'sais pas. Montre moi des choses que t'aimes bien manger, faire. Des choses qui te font plaisir. " Sa demande n'était pas dénuée d'intérêt. Il y avait bien longtemps que la malade n'avait pas eu devant ses yeux ébahis - ou pas - un poulain en pleine santé, heureux de vivre et pas en train de se traîner comme une âme en peine en beuglant. Une curiosité naissante attisée par la pouliche revigorait les yeux livides de la pie.