‹ it feels like there's oceans between you and me ›

(oroszlàn)

Le Lion se traîne. Péniblement.
Il avance dans la brume opaque. Peu importe, il avance un oeil à moitié fermé, gonflé, où sa vision apparait comme trouble. Il boite, s'en contrefout de son apparence scabreuse, s'en contrefout qu'on le voit dans cet état. Il doit rentrer chez lui. Sur son chemin, il laisse quelques filets de sang s'échapper de quelques blessures qu'il ne sent même pas. Il doit rentrer.
La tête basse parce qu'il a perdu. La tête basse parce qu'il a la mâchoire complètement bousillée. Il n'a pas pu dire un mot.
Après le départ de Sweeney et leur affrontement où ils se sont rendus coups sur coups, le dernier lui a été fatal. Quelques dents ont volé, et il a senti comme ses os se fendre, s'ouvrir. La douleur s'est planté jusque dans son crâne comme on enfonce une vis. Depuis, il n'a pas réussi à parler, ni même à bouger ne serait-ce qu'un muscle de la bouche. Alors il erre, priant pour ne rencontrer personne, essayant tant bien que mal de rentrer chez lui, dans son Nord, où il se terrera.
Il parait que les hirondelles se cachent pour mourir.
Mais garçon, tu ne vas pas mourir, et tu sais pourquoi ? Parce que toi, t'appartiens pas à la famille des hirondelles. Toi, mon prince, tu es un charognard, un sale rapace qui se nourrit de l'ombre, ton pelage est noir comme celui du corbeau. Ne confond pas les familles. Dans ton sang ne coule pas des plumes mais du plomb.

Elenwë revient régulièrement dans ce lieu et erre, telle une âme à la dérive, le regard inlassablement ancré à cette clôture de barbelé, persuadé que son frère finira par surgir de la brume, sans prévenir, qu'il suivra le chemin qui le mènera enfin jusqu'à elle. Elle se mouve, toujours avec cette grâce à la limite de l'indécence, le long de la lisse, faisant les cent pas. Un air las s'affiche sur son visage, et l'impatience tend ses muscles au bord de l'explosion. Que fait-il ? Où est-il ? Pourquoi met-il tant de temps à arriver ? Ely veut qu'il arrive, elle a besoin qu'il arrive. Son frère, son sang, sa chair.

Et puis un corps approche enfin au loin, d'une démarche clopinante qui lui sert le cœur, au point de se sentir lentement suffoquer. Daskann ? Elle manque d'air. Son regard s'affole, tente de trouver quelque chose qui lui indiquera que ce n'est pas lui, elle qui avait pourtant tant espéré que cela le soit. Puis ses traits deviennent plus visibles, ainsi que la couleur de sa robe, de sa carrure. Ce n'est pas lui. Ce n'est pas lui ! Elle éclaterait même d'un rire nerveux si l'inconnu n'était pas si amoché. Elle s'était quelques fois elle aussi retrouvé dans cet état. Le combat avait du être laborieux, mais si lui était ainsi, l'autre était sans doute mort.
Ely s'approcha, sans se présenter et sans parler. Pourquoi faire ? Elle se posta à son côté et sans qu'il ne le demande ou ne le souhaite, elle l'aida à supporter son propre corps, en lui proposant le sien en appui. Sans comprendre pourquoi, elle, la farouche amazone, se sentait redevable. Elle qui ne devait jamais rien à personne. Et pourtant, il n'était pas Daskann, et pour ça, elle lui devait bien son aide, que lui ou son orgueil le veuille ou non.

Et enfin, elle parle. " Trouvons un point d'eau. "

Chaque pas est une torture. Ses muscles lui semblent être en train de fondre sous un jet d'acide. Sa respiration rauque, elle, est gorgée de cyanure.
Quel idiot de s'être laissé battre par son pire ennemi ! Tu n'es pas digne d'être le dominant du Nord, mon garçon, ton père s'était trompé. Il aurait bien serré les dents pour contrer la voix intérieure à son crâne, mais rien que d'y penser, des décharges électriques lui enserrent le cerveau. Il secoue la tête et ralentit, épuisé. Son regard se fait vitreux et il discerne, fendant le brouillard, une silhouette qui vient droit sur lui. Il croit rêver. Il aimerait bien lui sourire, même, à cette chimère, à ce fantôme qui s'avance vers lui. Mais il n'y parvient pas, seulement à fixer son regard absent sur elle.

Il sent soudain son contact chaud et frêle contre son épaule (je ne rêve pas, en fait). Il ne tourne pas la tête, fixe le vide et ses yeux effrayants. Il ne regarde rien, pourtant il voit des centaines de visages déformés qui lui rient au nez. La douleur anime plus encore sa folie, peut-être. Oh, pauvre Prince qui devient aussi fou que son père ! Les voix ricanent, torturent le cerveau du Lion – je ne vous entends plus.
Elle dit qu'il faut trouver de l'eau. Pour quoi faire ? Il a le sentiment qu'il ne parviendra même pas à boire. Ni plus jamais à manger. Qu'il va lentement se laisser mourir là, quelque part dans la brume. Des pensées terrifiantes l'envahissent, tendant ses muscles, pour ceux qui réagissent encore. Maddie, Red, il faut que je les vois, que je leur dise que je vais mourir, que je leur raconte tout, pour qu'ils soient forts sans moi ! Puis ses pensées se dérobent à sa conscience. Il a continué de marcher, du moins il lui semble que c'est le cas, puisque ses sabots ont la pointe dans un cours d'eau. Il ne s'est pas vu avancer. Voilà qu'il a appris à voler. Le cerveau complètement ankylosé par l'adrénaline et la douleur, l'étalon a l'impression que le monde chancèle autour de lui, que les arbres vont s'écraser sur son corps. Il observe l'eau, sans comprendre, avant de relever des iris noirs vers la jument, vers sa compagnie bien réelle. Son regard s'accroche au sien comme la bouée d'un naufragé.