◉ sépulture

Combien de fois le mâle avait suivi ces bouts de métal jusqu'au bout pour ensuite revenir sur ses pas ? Lui-même ne savait pas alors même qu'il avait commencé à compter au début. Ces traces des humains ne lui plaisaient que trop, elles ne représentaient que trop bien tout leur génie mais aussi tout leur pouvoir de destruction. Socrate aimait venir les humer pour peut être comprendre comment ils ont pu trouver ce matériau là, comment ils ont pu le souder au sol, comment ils ont pu, par la suite, le laisser à l'abandon de la nature qui reprenait doucement ses droits sur ses terres. L'animal admirait autant le génie de l'homme que sa capacité à tout laisser tomber en ruines une fois que son envie lui était passée. Quel beau gâchis.

Quel étrange chemin que ces bouts de ferraille trouant la forêt. Probablement encore une idée troublante des créatures humaines, qui se révèle pourtant bien pratique pour traverser l’inextricable forêt tropicale qui me fait office de territoire.
Le chemin prend un tournant...un cheval sur la voie, qui renifle le métal avec attention. Robe sombre, liste blanche.
Avec étonnement je me rends compte que je le connais, ou du moins le reconnait.
Je m'approche sans bruit, l’herbe épaisse du bord des rails étouffant mes pas.
- Rebonjour, Mr Mystères. Alors, on aurait pas une histoire à raconter, par hasard ? Je murmure.

Socrate n'est pas surpris d'entendre une voix s'élever derrière son épaule. Il prend le temps de finir d'humer les rails avant de se redresser et de faire face à l'imposante jument grisonnante. « Je ne sais plus ce que tu veux savoir » S'amuse le mâle alors qu'il s'oblige à répéter le verbe 'savoir' dans sa phrase en faisant référence à la redondance des questions de la femelle.

Un peu froissée par son sous entendu, je préfères cependant ne pas le montrer et continue d'une voix égale, réitérant encore une fois mes questions, tant pis si cela ne lui plaît pas.
- Je n'en sais rien. Depuis quand fait tu partie des terres de Levant ? Quelle était ta vie, avant ? Ton nom, peut être ? Je n'en sais rien, je te dis. J'essaye juste de connaître le passé des gens. Ça me permet de mieux comprendre leur présent, et pourquoi pas, de m'imaginer leur avenir ;et toi, je crois ne pas me tromper en disant que ton passé n'est pas tout à fait banal. Mais bon, ça ne fait rien si tu préfères ne pas me répondre, hein. J'ai l'habitude, terminai-je avec amertume.

Il ricane à nouveau, l'impulsivité de la jument le fait rire tant elle semble ne pouvoir se contenir et se retrouver obligée à déblatérer toutes ses pensées. « Je ne suis pas du Levant » Fait-il simplement en répondant à la première question, les autres s'étant noyées dans le flot de parole de la grise et le noiraud n'avait pas eu le temps de les attraper au vol. Pour autant il lui sourit, comme pour l'encourager. Connaître la vie de Socrate n'était pas une mince affaire, il fallait en vouloir pour apprendre à le connaître.

"Pas du levant ? Mais qu'est ce qu'il fait par ici, alors?"
Passant cette interrogation ci sous silence - il y a plus important à savoir -, je reprend, un peu plus lentement.
- Très bien. Né à Galop sauvage ? Non, j'imagine.
Après une pause de quelques secondes, je lui rend son sourire, attendant patiemment sa réponse.

Socrate se surprend à apprécier la voir lui poser des questions. Généralement cela l'ennuyait parce qu'il n'apprenait rien et tendait des informations sur un plateau d'argent à son interlocuteur. Mais pas cette fois-ci. L'animal considérait chacun des mots de la femelle avec importance pour y répondre au mieux: pas trop, pas trop peu. « Effectivement, je n'y suis pas né » Il lâche son sourire étrange pour aborder une expression neutre. Son faux sourire ne sert qu'à attirer les crédules et leur faire crorie qu'il est gentil et bienveillant, qu'il ne souhaite que le dialogue. Alors qu'en fait, il avait pu voir au fil du temps que sourire servait à amadouer l'interlocuteur, à lui donner confiance. Ainsi, généralement, il se confiait plus et Socrate apprenait d'autant plus vite. Mais dans ce cas-là, ça ne lui était d'aucune utilité.

Pas folle, la guêpe. Il répond exactement à ma question, sans dire un mot de plus concernant l'endroit d'ou il vient. Retenant ma curiosité, je me contente d'un hochement de tête et me déplace de quelques pas, comme pour jauger l'étalon, essayer de le comprendre via son attitude ; je ne suis absolument pas douée pour ce genre de choses, mais ça vaut le coup d'essayer.
- De la famille, par ici ? Des amis ? Tentai-je, d'un ton faussement nonchalant.

Socrate ne cherchait même pas à savoir ce qu'elle avait en tête, il ne se fiait qu'aux faits qu'on lui énonçait. La jument l'amusait, le divertissait plus précisément parce qu'elle l'empêchait de se poser mille questions. Elle lui reposait l'esprit en somme. « Personne » Fait-il alors qu'il aimerait sourire tant son mutisme l'amuse. Mais il croit deviner que cela ne va pas durer longtemps et, qu'agacée, elle va fuir comme la fois précédente. Pourtant il se retient encore de dire un mot de plus. Histoire qu'elle creuse encore un petit peu avant d'être récompensée.

Très bien. C'est étrange, il répond plus que brièvement, pourtant cela semble lui plaire que je le questionne. Alors, je continue, cherchant à en savoir un peu plus.
- Seul, comme moi. D'accord.
Ecoute...est ce que je peux te demander...ton nom ?
J'ai conscience que je demande beaucoup à l'étalon. Un prénom, c'est intime, personnel. On ne le dévoile qu'aux personnes à qui l'on fait vraiment confiance. En tout cas, c'est ainsi que moi je le vois.

Le mâle de jais la voit s'accrocher aux seuls mots qu'il daigne lui donner et il finit par céder devant tant de persévérance. « Oui tu le peux. Je m'appelle Socrate » Lance-t-il sans prévenir. C'était bien la première fois depuis qu'il avait posé un sabot sur Galop Sauvage qu'il donnait son prénom. Cela lui procurait une sorte de frisson, comme si une conversation n'était jamais allée aussi loin depuis qu'il était là. « Et toi, comment tu t'appelles ? »

- Pandore, répondis-je spontanément. Je m’appelle Pandore.
Je ne donne pas mon nom à la légère. Je pèse toujours le pour et le contre de le dévoiler, et parfois je m'y refuse. C'est bien la première fois je ne m'interroge pas sur la légitimité de mon interlocuteur. C'est...troublant. Me reprenant, je continues d'une voix mal assurée.
- Socrate. Ça veut dire quoi ?