“ Réquisition ”

S'en prendre au Nord, c'était s'en prendre au Lion.
Mais s'en prendre à son oiseau de fer, c'était s'en prendre à son âme toute entière. C'est là son refuge, sa plus belle cachette, sa prison dorée. Là où il vient se réfugier, se confronter à lui-même, penser, réfléchir, même pleurer. Il a toujours cru qu'il mourrait dans les entrailles de l'avion échoué.
Mais non.
Les hommes en décident visiblement autrement. C'est la fin de la journée lorsqu'Oroszlàn se dirige, comme à l'accoutumée, vers la carcasse de ferraille et ses grandes ailes amputées. Mais quelque chose cloche. Une électricité dans l'air lui met à la gorge un mauvais pressentiment. Il ronfle plusieurs fois et accélère au pas. C'est dans un trot agité, toujours prestigieux et imposant pourtant, qu'il débarque face aux barbelés. Les piquets plantés dans son terrain, les fils qui viennent envahir son air. Ses iris noirs contaminent l'entière surface de ses yeux, se dilatant totalement. Il sent la colère ébranler chacun de ses muscles. Il se rend compte de la présence de Sydän et se dirige vers lui d'un pas colérique. Ses flancs frôlent les fils et laissent, lui aussi, quelques traces de sang superficiel. « Qu'est-ce que c'est que ça ?! » s'écrie-t-il dans un désespoir incompris.

Au fond, gamin, tu es quoi sans ton grand territoire du Nord ? Un ancien gamin dévasté, terrassé par les démons, avec nul refuge où aller, nul endroit où se cacher, où les expier. Oroszlàn ferme les yeux. Papa, je suis désolé, j'ai pas été à la hauteur. Ils ont gagné, j'ai perdu. Tu avais tout misé sur moi, et je n'ai pas réussi.
Très rapidement, la peur cède la place à une colère froide et dévastatrice qui fait trembler les muscles sous sa peau dorée. Il se cabre à moitié, et ses sabots frappent la neige comme si c'était elle, la meurtrière. « Ils n'ont pas le droit ! » crie-t-il d'une voix où se disputent colère et désespoir. Alors, comme un condamné dans son dernier espoir de s'en sortir, il se jette contre les barbelés.

Il se retrouve soudainement piégé. Attaché, réellement. Sauf que les cordes ont des dents, et qu'elles mordent sa peau comme autant de serpents venimeux. Au moindre mouvement, une nouvelle plaie, une nouvelle griffure. Plus il cherche à s'enfuir, plus il se blesse. Quand il le comprend, il s'immobilise net.
Sa robe d'or ressemble au tableau d'un soleil couchant. Ses poils dorés frémissent, mangés par des tâches rougeoyantes, là où le sang a déjà coulé. Les plaies ne semblent pas trop profondes, et donc pas encore trop graves. Mais comment se sortir de là sans se tuer ?
Il lève l'encolure, haut, et cherche le regard de Sydän. Il hennit doucement, sans bouger, une statue de marbre dans un océan de requins.

Il n'ose même pas hocher la tête. Conscient de s'être fait prendre au piège comme le premier idiot venu, il laisse la honte pour plus tard, se concentrant pour le moment à ne faire aucun mouvement. Et mine de rien, ce n'est pas évident. Il ne peut pas secouer sa crinière, emmêlée aux barbelés, ni même tressaillir. Le moindre geste écorcherait sa peau dorée, déjà tâchée de sang à trop d'endroits. Il déporte toute sa confiance en Sydän, aveuglément. De un, il n'a pas le choix et de deux, il n'a pas peur de lui faire confiance. Une belle preuve du dominant envers son éclaireur. Il ferme les yeux, essayant de calmer les battements de son coeur pour agir correctement. Lorsqu'il reçoit enfin l'indication lui permettant de bouger son postérieur, il se focalise sur ses muscles pour y aller doucement alors que son cerveau voudrait le voir bondir en l'air d'un seul coup.
Ce qui le tuerait.
Il lève donc doucement son pied, sentant à son passage la caresse meurtrière des fils qu'il ne fait qu'effleurer. Il relâche un peu sa respiration retenue. « Je peux le reposer ? »

▲ Naska n'a pas vraiment le droit d'être là. Seulement, il tient à voir si le Nord est lui aussi assaillit des pièges de fers. De loin, il a observé la scène, tétanisé, comme s'il regardait un film et ne pouvait intervenir. En même temps, à quoi cela servirait-il ? Il n'est plus rien ici. Du moins le croit-il. Au fond, il aime encore le Nord, même sali. Sali par les hommes et les générations de demi-fous qui s'y sont succédé. Sali par le temps, simplement, car tout s'use avec l'âge.
Finalement, il se décide, et comme s'il avait des ressorts actionnés sous les sabots, il bondit en avant. Il va aider. S'il en veut à Oros, il ne souhaite pas pour autant sa mort. L'alezan, sans un mot, s'approche et se met lui aussi à écarter des fils d'acier pour dégager le passage.

Il le voit approcher. Il aimerait parler, lui dire quelque chose, lui hurler dessus ou bien s'excuser, mais il ne fait rien du tout. Il ne peut rien faire de toute façon. Un seul geste pourrait le tuer, dans cette prison métallique et tranchante. Il ronflote doucement, touché de voir Naska revenir ici. L'aider, aussi.
Sans bouger, il suit les conseils des deux étalons et peu à peu, se retrouve moins contracté. Moins pris au piège. Il se détend un peu et lorsqu'il se croit délivré, il remarque le regard paniqué et songeur de Sydän. Merde, y a un pépin. Il ne doit pas être entièrement sauvé, alors. « Qu'y a-t-il ? » ose-t-il formuler. Mais le simple fait de parler fait vibrer sa gorge et il sent le frôler des pics accrochés à ses crins. Il déglutit difficilement. Il ne peut pas mourir maintenant !

Oros ose à peine respirer. Il leur fait confiance et la plus belle preuve pour cela, ils l'ont devant eux : puisqu'il leur laisse sa vie entre leurs mains. Il perçoit directement le signal de son second et se faufile en frôlant les doigts de fer pour leur échapper, enfin.
Sa robe d'or ruisselle de parts et d'autres, mais aucune blessure n'est vitale. Il soupire de soulagement, osant enfin prendre son souffle comme il le faut. Il se tourne vers les deux « frères », ému, les yeux légèrement humides. « Merci.. Merci de m'avoir sauvé la vie. »