Spleen

Elle marche lentement, tel un fantôme, au milieu de arbres. Sa maigre carcasse semble voler au dessus du sol, tant sa démarche est légère malgré ses blessures et sa maladie. Sa robe autrefois d'un blanc éclatant n'a plus rien de magnifique. Terne, côtes saillantes, crins coupés, arrachés à certains endroit.
La Reine Blanche est de retour. L'Ombre de la Faucheuse plane au dessus d'elle, attendant son heure. Elle la fauchera, elle aussi. Comme elle a fauchés ses parents.

OROSZLÀN.


Et elle fauchera tout le monde, les uns après les autres. C'est la loi de la vie, du plus fort, de la nature. C'est ainsi. Personne n'est éternel. On ne l'entend pas vraiment déambuler sur la couverture d'épines humides qui s'étend au sol, à ses pieds. L'humidité étouffe ses pas, ou peut-être est-il plus habile à se déplacer en silence qu'on ne le croirait par sa statue. Une nouvelle fois, le Lion est sorti du Nord. Ça lui fait du bien, ces temps-ci. Il ne supporte plus grand chose, là-bas. Entre ses regrets d'avoir laissé le territoire, sa fille qui se montre aussi froide que possible avec lui, et les souvenirs qu'il ne retrouve pas dans ce nouveau territoire, il se surprend lui-même à le fuir de plus en plus.
Malgré les années qui se sont écoulées, il n'a pas perdu de sa prestance. Sa démarche est toujours assurée et fière, son encolure droite, ses crins d'un argenté presque soyeux. Sa robe, bien que maintenant marquée de cicatrices et marbrées de blessures parfois mal refermées, brille toujours du même feu doré. Il ne l'a pas vue, parce qu'il ne s'attend pas à la voir, à la retrouver, après tout ce temps ; et erre, déambule, au détriment de ses envies.

Elle continue de marcher, toujours aussi lentement. Les odeurs se mélangent autour d'elle. Tout se mélange. Galop sauvage à changé. Son peuple aussi. Elle aussi. Mais s'il y a bien une chose dont elle souvient, c'est bien de son odeur. Alors Elune s'arrête, pour humer l'air. Se pourrait-il que ... ? Oros' ? Tente-t-elle, faiblement. L'a-t-il au moins entendue ? Peut-être pas. Certainement pas. Un hennissement lui échappe. Elle l'appelle. Son cœur galope déjà dans sa poitrine. Il bat à tout rompre, comme s'il voulait s'échapper de sa poitrine.
Elle a le cœur au bord des lèvres, mais elle ignore encore que lui, a refait sa vie. L'aime-t-il seulement encore, ou a-t-il décidé de tourner la page pour s'éviter d'autre souffrances ? La petite grise rassemble ses quelques forces pour le chercher. Avec lenteur, elle dépasse les derniers arbres qui la séparent encore de lui. Et enfin, sa silhouette apparaît, se découvre à sa vue. Elle sourit. Oroszlàn ... souffle la petite jument, en se rapprochant de lui, espérant qu'il ne la fuira pas, elle et son allure de fantôme.

Il entend son nom, mais sûrement est-ce le vent dans les branches. Il secoue la tête, comme pour chasser ces hallucinations sensorielles. Tout déconne chez toi décidément, gamin. Il pousse un profond soupir, continuant son errance. Il sent quelques gouttes tomber sur son dos, se décrochant des branches pour finir leur chute silencieuse sur ses poils dorés qui foncent à leur contact humide. Puis soudainement, un hennissement. Cette fois, le Lion du Nord s'est figé. Immobile et le coeur battant, il a reconnu la voix. Mais c'est impossible ! N'est-ce pas ? Existe-t-il quoi que ce soit de réellement impossible, au fond ? Oui, te revoir, Papa.
Il la cherche des yeux, voulant savoir cruellement s'il s'agit là d'une chimère ou d'une réalité qu'il n'attendait plus. Le souffle retenu, il entend de nouveau sa voix et enfin, sa silhouette apparaît. Encore plus frêle et plus pâle que dans son souvenir. Mais c'est bien elle. « Elune.. » murmure-t-il, abasourdi. De son allure toujours prestigieuse, il écarte les quelques branchages qui les séparent. « Tu.. tu nous as retrouvés... » Sa voix n'est qu'un murmure, il sent qu'elle pourrait se briser s'il forçait trop dessus.

Elle opine du chef, avec un petit sourire. Elle aurait aimé le retrouver dans d'autres circonstances. Mais la petite nacrée le sait, son temps est compté. Oui ... Souffle-t-elle, en faisant encore un pas vers lui, chancelante. Ça n'a pas été facile, mais j'ai fini par retrouver vos traces. Le nouveau galop sauvage est vraiment bien caché .. Elune chancelle, ses petits membres ayant de plus en plus de mal à la porter. La maladie la ronge et sa respiration sifflante en dit long sur son état de santé.
Sans parler des multiples blessures et cicatrices qui parsèment son corps, dont la robe n'a plus rien à voir avec ce qu'elle était autrefois. Aujourd'hui, la Dame du Nord a plus l'air d'un fantôme, d'une apparition que d'un cheval bien vivant. Les yeux pleins de larmes, elle observe son amant. Comment vas-tu ? Elle ne redoute pas qu'il la rejette, et ne se doute pas une seule seconde du couperet qui va lui tomber derrière les oreilles.

Lorsqu'elle s'avance, il a peur qu'elle ne tombe. Il se précipite alors et son corps massif soutient celui, devenu si frêle et fragile, de son ancienne compagne. Il se mordille la lèvre et ne s'écarte d'elle que lorsqu'il est certain qu'elle ne vacillera pas. Son regard noir l'est plus encore qu'autrefois. Il inspire à fond, secouant sa crinière argentée. Il n'a pas envie de s'attarder visuellement sur les marques, sur les cicatrices. Il ne répond pas à sa question.
« Que t'est-il arrivé ? »

Il se rapproche vivement d'elle. À son contact, elle frissonne. Et son cœur fait un bond dans sa poitrine. Mais quelque chose cloche. Il s'éloigne aussi rapidement qu'il s'est rapproché. Et il ignore sa question. La guerre Oros' ... les hommes. Ils m'ont capturée, débourrée, faite saillir. Mais comme je refusais de me soumettre, ils m'ont envoyée à la guerre. Cette horrible et destructrice guerre. Dont elle n'a jamais rien compris. Lentement, la blanche lève les yeux vers le père de sa fille. Son unique fille. Elle doit le lui dire. Je n'en ai plus pour longtemps Oros' ... La maladie à gagné mon corps et même ces horribles humains n'ont rien pu faire pour la supprimer. Alors, ils m'ont laissée pour morte sur l'un de leur champs de bataille. De toute façon, pour eux, j'étais condamnée. Je le suis toujours. C'est ainsi que j'ai pu partir pour vous retrouver, une dernière fois.
Elle plonge ses grands yeux de biches dans les sombres prunelles du Lion. Et en un instant, elle comprend. Elle comprend que tout à changé ici. Lui le premier. Il ne la regarde plus comme il la regardait autrefois, lorsqu'elle portait la vie de Maddison en elle. Tu as refais ta vie, n'est ce pas ? S'essaye-t-elle, priant pour que ce ne soit pas le cas. Mais ce serait compréhensible. Et normal. De toute façon, dans quelques temps, elle ne fera plus partie de ce monde.

Quelques mots le font tressaillir. Saillir. Guerre. Maladie. Condamnée. Il considère son corps sous un angle nouveau. Ses cotes saillantes semblent briller pour lui faire comprendre qu'elle va mourir, réellement mourir. Les larmes montent aux yeux du mâle. Il l'a aimée, réellement aimée et il ne sait pas si cette émotion vient du fait de la retrouver après tant d'années, tant d'absence douloureuse, tant de temps à la chercher, de nuits à voir son visage blanc dans la neige, ou bien le fait d'apprendre qu'elle va mourir. Il ne s'en rend pas réellement compte encore, de ça. Ça lui parait comme flou.
Sa dernière question le sort d'une torpeur étrange et il sursaute. Il braque sur elle un regard noirci par les années, la douleur, les démons. Il ouvre la bouche mais ne parvient pas à répondre tout de suite. « Je suis resté seul pendant des années.. » geint-il doucement, dans un râle douloureux. Il détourne le regard. Aurais-tu honte, mon garçon ? Ah, si elle savait toutes les conneries que tu as fait, et toutes celles encore que tu t'apprêtes à faire ! « Je suis tellement heureux de te revoir. » confie-t-il, sincère, en se rapprochant d'elle de nouveau, l'attirant de son encolure musclée.

Elle se laisse faire. De toute façon, elle est trop faible pour protester. Alors elle se laisse aller, profitant de la chaleur rassurante de l'étalon. Puis elle ferme les yeux, et pousse un long soupir. Ce n'est pas grave, je comprend ... Souffle Elune, en glissant néanmoins son chanfrein et ses naseau au creux du coup d'Oroszlàn, afin de profiter au maximum de son odeur et de sa présence rassurantes. Tu m'a cruellement manqué durant toutes ces années ...

Sa compréhension l'apaise, le rassure, et confirme bien ce qu'il pensait d'Elune, vision divergente visiblement qu'avait Maddie, prévoyant une réaction bien plus brutale. Mais Elune n'est pas un monstre. Elle n'aurait même peut-être jamais dû rencontrer quelqu'un comme lui. Il soupire doucement contre elle, se laissant faire. « Toi aussi.. » avoue-t-il, parfaitement sincère. Il lui semble que sa vie n'a été faite que d'attente et que de cette douleur innommable que font les absences. « Je t'ai cherchée, tu sais, vraiment.. »

Elle profite. Se blotti de plus en plus contre lui. Comment avant. Comme lorsqu'elle était la seule dans son cœur. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Elle a été capturée, il l'a remplacée. C'est la vie. Quelques larmes silencieuses lui échappent, à la simple pensée de devoir lui dire deux fois adieux. Elle ne doit pas y penser maintenant, mais ne peux s'en empêcher.
Elle l'aime. Elle l'a toujours aimé.
Et aujourd'hui elle vient de le retrouver pour apprendre qu'elle va le perdre deux fois en quelques semaines. Son cœur se serre, mais elle ne bouge pas. Je n'ai cessé d'espérer un jour te voir débarquer pour m'emmener loin de tout cela. Mais au fond, je préférais te savoir loin de moi, mais en sécurité. Elune soupire. Mi-bonheur, mi-tristesse. Elle refuse de se décoller de lui pour le moment. Elle voudrait tellement que son contact soigne son corps, ses poumons. Mais il n'en sera jamais rien. J'espère qu'elle te rend heureux. Et si ce n'est pas le cas, j'irais lui casser la figure en personne. Elle rigole faiblement.
Que peut-elle casser dans cet état de toute façon ? La Dame Blanche ne fait plus le poids.

Il baisse les yeux, comme coupable. Il ne cherche pas à la repousser. Il ne se sent pas capable de lui faire ça et puis son contact ne lui déplait pas. « Je t'ai cherchée.. Je ne savais pas où tu étais... » confie-t-il, d'un ton très bas, comme pour s'excuser. L'émotion lui noue la gorge. Il essaie de sourire à ses paroles d'après, mais au fond, il a honte. Il est gêné de parler de ça avec elle et ne répond donc pas, sinon un faible sourire de biais. « Quelle maladie as-tu..? »

Elune redresse la tête et vient effleurer la commissure des lèvres de l'Argenté, du bout des naseaux. Elle ne lui en veux pas. Même en retournant tout galop sauvage et leurs écuries, tu ne m'aurais pas retrouvée ... car ils ne m'ont pas emmenée là où étaient retenus les gsiens. De ce que j'ai compris, l'endroit manquait de place. Explique-t-elle doucement, tout en continuant d'apprécier chaque instant passé contre lui.
Puis vient le moment des question difficiles. Celles qui lui rappellent qu'elle va mourir, qui ne lui reste que très peu de temps à vivre. Moon soupire. Elle n'y coupera pas, cette fois. Une infection des poumons. Elle elle les détruit petit à petit. Plus le temps passe et plus il m'est difficile de respirer. Elle va mourir étouffée. Tuée par son propre corps. Quelle ironie ! Quand tu verra Red et Maddison, ne leur cache rien s'il te plait. Mais ne leur dit pas que je n'ai pas voulu les voir. Je ne veux juste pas leur infliger cette vision de moi. Je ne veux pas qu'ils se souviennent de moi faible, maigre et malade. Elle enchaîne. Elle prévoit. Elle sait que sa fille et son fils adoptif ne sont plus des enfants, mais ce serait tellement cruel de les retrouver et devoir à nouveau les quitter.
Comme Oroszlàn.

Il l'écoute, sans vraiment réagir. Les mots se cognent aux parois de son crâne, ricochent, jouent entre les dédales de son esprit en ruines. Bien sûr, lui, il est assez solide pour affronter ça, n'est-ce pas ? Des retrouvailles qu'il n'attendait plus, pour des adieux vers une mort certaine. Bien sûr. Pourquoi est-ce que le destin lui ramène toujours tout en pleine gueule ? Le Lion soupire, fatigué et las de ces guerres avec la vie. « Je suis content que tu sois venu ici pour.. pour me revoir. » Pour me dire adieu ? Pour mourir ? C'est plutôt ça. Il déglutit difficilement, la laissant faire, ne se sentant pas la force de la repousse. N'en ayant même pas l'envie, peut-être.

Moon sourit, faiblement. Elle se sent un peu apaisée depuis qu'elle l'a retrouvé. J'ai longuement hésité à tenter de vous retrouver. Explique-t-elle, juste avant qu'une quinte de toux ne la prenne, la forçant à s'éloigner d'Oroszlàn, de quelques pas. Elles sont de pire en pire. De plus en plus violentes. Et en quelques secondes, le sol se retrouve maculé de sang. De son sang.
Ses lèvres, d'ordinaire cendrées, on pris une légère teinte foncée, teintées de rouge. Et dans sa bouche, ce goût ferreux, qui lui rappelle tant cet horrible mors qui venait lui arracher les commissures des lèvres. C'est peut-être égoïste mais je ne voulais pas partir sans t'avoir revu, ne serait-ce qu'une fois. Quitte à t'infliger ... ça. Et elle se désigne rapidement n'osant même pas regarder ses flancs, où il est si facile de deviner chacune de ses côtes, voire de les compter. Même si elle a repris quelques kilos depuis sont retour sur galop sauvage.
Ça ne la sauvera pas. Rien ne le pourra. Pas même tout l'amour qu'elle peu recevoir.