Mission camouflage

Caelis pataugeait, importunée par une nuée d'insectes. Avec sa grossesse, ce n'était vraiment pas le moment d'attraper une maladie. La grise finit par se rouler dans un trou d'argile, ayant entendu dire que c'était bon pour la santé. Et puis elle trouvait ça agréable. Elle reprit son chemin, avec le bonheur de ne plus avoir de moustiques et de taons, bien plus alerte.

L'atmosphère pesait bien lourd dans la forêt. L'humidité avait élu domicile jusque dans la robe de la jeune jument, Lunaio, qui se tenait épaulée contre un massif tronc d'arbre. S'étant roulée dans une flaque de boue il y a peu, dans le même objectif de se débarrasser de ces parasites, elle se confondait parfaitement avec l'environnement lorsqu'on ne savait pas ouvrir l'oeil. Elle ne bougeait pas d'un centimètre, ayant légèrement baissé sa garde pour s'assoupir quelques minutes.

Avec son poulain en couveuse, la demoiselle devenait plus attentive. Pas au monde qui l'entoure. Elle batifolait toujours avec les papillons et les feuilles mortes. Non, attentive au danger. Au danger dont elle devra préserver le petit être en formation, car se défendre soi-même, adulte, n'est pas si dur. C'est veiller sur les plus faibles, et son instinct de mère se développe de plus en plus et de jours en jours. Elle distingua une silhouette juste à sa droite, et bondit sur le côté en ronflant, naseaux dilatés, éclaboussant les alentours. ¬¬

Cependant, il n'avait pas fallu qu'elle en arrive là pour réveiller Lunaio, qui dormait d'un sommeil très léger. Celle-ci orienta ses prunelles azurées vers la silhouette brune qui se présentait à sa vue - bien que l'on pouvait discerner la vraie couleur de la robe par endroits. L'androgyne ne mit qu'un court temps avant de repérer cet arrondi présent sur la cambrure du ventre. Cette jument portait un enfant. La crinière de la noiraude se hérissa, juste derrière ses oreilles. « C'était bon j'espère ? » Lança-t-elle vers celle qu'elle ne reconnaissait pas, ironisant sa partie de croupe levée.

Caelis ne chercha pas à en comprendre vraiment le sens, déjà allumée par le ton de cette - présentement - inconnue. Sa crinière à elle, légère et effilochée, n'eue aucun mal à se hérisser. Ses naseaux se dilatèrent, frémissants, l'encolure de la demoiselle étant déjà courbée. Décidément, la grossesse la rendait très irritable. "Pas d'extrêmes avec votre enfant, aurait pu dire un médecin." Vous êtes? Elle se retint de grogner, consciente des risques de la provocation. L'inconnue semblait avoir son âge. Qui n'avait-elle pas revu?

Lunaio était ainsi. Elle était devenue une anguille, qui se faufilait entre les souvenirs. Elle avait tellement changé comparé à sa petite enfance. Sa vie avait été brisée, et elle avait comprit que dans la vie, elle n'avait plus rien à perdre. Fille de personne, mère de personne, amie de personne, sœur de personne. Elle était seule. Très seule. Mais elle aimait ça.
Le ton piqué de la grise ne lui fit rien, cependant elle fit mine de se rengorger davantage, et prit un air deux fois plus bourru. Elle avait encore plus l'air d'un mâle, dans cet état. La robe sale, les crins emmêlés, hérissés et épais. Seules ses prunelles azurées n'avaient pas changé, mais demeuraient d'un vide extrême. Elle avait apprit à bien jouer la comédie, même simplement pour survivre lorsqu'elle était seule contre la nature qui voulait sa peau. Son sabot se leva et retomba lourdement sur le sol, ne soulevant aucune poussière, tant l'humidité retenait tout. Elle se montrait menaçante, pourtant elle n'avait aucune raison de faire du mal à la grise.

Caelis secoua sa crinière, balançant sa tête de droite à gauche. Elle hésitait. Un affrontement serait décidément trop risqué. Les airs et la morphologie de l'autre ne lui disaient décidément rien. Il n'y avait que Luna, qu'elle n'avait pas revue. Cette jument là n'en avait pas le regard, mais les yeux. Et puis ses traits, sous le masque d'argile, lui rappelait vaguement son amie. Elle savait que c'était une jument, à cause de ses chaleurs, bien entendu. La grise gratta ne sol d'un antérieur, et quand l'autre frappa le sol elle se cabra un peu. Quitte à ce qu'il y ait combat, elle préférait se présenter d'abord. Pour ne pas courir le risque de combattre une connaissance positive qu'elle n'aurait pas reconnue. Bon...libre à vous de ne pas dire qui vous êtes. Mais moi, je m'appelle Caelis. Sur ce, elle redressa fièrement la tête, de sa petite taille.

Lunaio ne s'amusait pas de la situation. Elle n'était pas d'humeur à juste terroriser une pauvre âme innocente, bien que le principe soit alléchant. La grise n'avait clairement pas envie d'en venir à l'affrontement, cela se voyait clairement dans son attitude. Après tout, si il s'était agit du contraire, elle aurait été simplement stupide. Lunaio n'était qu'une grande boule de muscle, une brute épaisse qui ne manquait pas de cellules grises. Par-delà cette odeur de boue, elle reconnu vaguement l'odeur de l'adolescente qu'elle avait connue. Qu'elle avait presque apprécié fut un temps. Mais aujourd'hui, tout cela était terminé. Cependant, la noiraude n'était pas stupide, et elle savait qu'un jour elle finirait par avoir des ennuis. Alors, il lui faudra bien des yeux et des oreilles sur chaque territoire. La ruse était l'un de ses atouts. Et elle savait comment se donner les moyens de réussir. Et l'âme de la petite jument qu'elle dépassait bien d'une tête paraissait si pure, qu'elle prendrait un malsain plaisir à la souiller. « Tu as bien changé. » Souffla-t-elle simplement.

Caelis a beau avoir des airs simples, bienveillants, elle n'hésiterait pas à bondir sur un ennemi si il le fallait. Mais pas maintenant. Elle devait donner la vie, élever son enfant. Après, elle aurait tout le temps. Et c'est sans doute un point commun. Caelis est maline, vive, et particulièrement imprévisible. Elle est comme l'éclair. On sait qu'il va frapper, mais on ne peut pas deviner où, ni quand, ni comment. Et même pas si il apparaîtra. Un ciel d'orage n'en annonce pas forcément un. Bien des équidés ont étés surpris par ses facultés. La grise sait agir vite. Lunaio le sait sans doute, étant donné les surprises de Caelis dans leur adolescence. D'ailleurs, cette dernière redresse ses oreilles et se détend sensiblement, tout en restant alerte. Toi aussi, Luna. Et elle lui sourit. La meilleure ruse du Diable n'est-elle pas de vous faire croire qu'il n'existe pas?

Mais l'androgyne n'était pas du genre à manifester quelque sentiment que ce soit. Elle n'était même pas vraiment équipée pour en éprouver, bien qu'elle ait une conscience. Du moins, un semblant de conscience. Ainsi donc, Caelis parvint à la reconnaître. Les oreilles de la noiraude s'orientèrent sensiblement vers ses crins épais et hirsutes. Luna. Tellement féminin. Elle ne lui rendit pas son sourire empreint de.. de quoi d'ailleurs ? Après tout, elle n'en avait cure. Elle n'allait pas manifester quelconque joie à l'idée de retrouver une personne qu'elle avait connue lors de son adolescente ou de son enfance. Lunaio n'avait pas d'amis. Lunaio n'avait pas de famille. Et elle n'en voulait pas. « Qui est-ce qui t'a foutue en cloque ? » Demanda-t-elle simplement, d'un ton de voix plat.

Il lui semblait de voir quelque chose de bizarre chez son amie. Ou plutôt tout autour. Un genre d'aura malsaine peut-être? Caelis dirigea à nouveau ses oreilles vers l'arrières, légèrement. Il faut dire qu'elle commençait à faire une véritable fixette sur ces ombres. Elle ne les aime pas. Pas du tout. Ne sachant pas trop à quoi s'attendre avec la Lunaio, elle préférait jouer les débiles. Bah...un étalon pourquoi? ¬¬ Mais le reste de son attitude restait amical, tout de moins chaleureux. Elle abaissa légèrement l'encolure.

Lunaio demeura de marbre, mais ne releva pas non plus l'ânerie que venait de lui sortir la jeune grise. Pourtant, elle avait plus d'une réplique acide qui lui courait sur le bout de la langue. Mais pas pour tout de suite. Elle se mit alors calmement à avancer, sans attendre de voir si la jeune femelle la suivrait ou non. Pendant un instant, Lunaio s'éprit à imaginer qu'il lui arrivait quelque chose de ce genre. Un dégoût profond s'empara de ses entrailles, sans qu'aucune expression n'affecte son faciès. Devoir porter un enfant, elle savait que ce n'était pas pour elle. Devoir s'en occuper, devoir l'aimer, le protéger. Elle n'en sera jamais capable. Il s'agirait presque d'un supplice pour elle.

Caelis prit le petit trot, et se posta à côté d'elle. Elle lui donna un petit coup de museau taquin sur l'encolure, comme dans le bon vieux temps. Il lui semblait qu'elle s'échangeait mutuellement les rôles. La dernière fois, C'est Luna qui la suivait. Cette fois, c'était son tour. Et quoi de neuf de ton côté?

Lunaio ne réagit pas à ce coup de museau. Le passé n'était plus rien pour elle. Elle n'éprouvait aucune nostalgie, était incapable de ressentir de la joie d'un événement passé, ni même de la tristesse. Ni de la pitié. Ni de la compassion. Tout cela était étranger à son métabolisme. Et toute les choses dont elle était capable de se souvenir, elle les rangeait dans un coin de son esprit, et peut-être que cela lui servira plus tard. « Pas grand chose. » Répondit-elle simplement. Vraiment ? Pourtant, beaucoup de choses avaient changé.

C'est mieux que rien. Son sourire s'élargit. Elle ne pouvait s'empêcher de la dévisager, de chercher le changement. Sauf que son sabot rencontra une racine camouflée par la boue, et elle finit le museau dans l'eau trouble. Recouverte de nouveau par un masque brun, elle se releva vivement et éclata de rire.