• made of stone

Exactement comme toi, au final. Au fond, vous vous ressemblez peut-être encore plus que tu ne le penses. Tu hoches la tête simplement à sa réponse. Je suis assez d'accord avec ça. Pourtant tu aimes. Ou tu as aimé ? Faut-il déjà tout conjuguer au passé ? Tu n'en sais rien. Nox est tout pour toi.
Tu changes mentalement de sujet. Puis soudain, tu repenses à quelque chose. Tes yeux clignes lentement et tes yeux se braquent lentement sur la jument dorée. As-tu rencontré une yearling noire, fine, aux yeux clairs comme un ciel d'été ? demandes-tu simplement, avec innocence, sans la lâcher du regard pourtant.

Oui. Tu en as oublié les manières et les belles formules. Mais qu'importe. Au fond tout ça, c'est superflu, ça ne sert à rien. Ton regard s'assombrit, devient encore plus vide, plus profond, plus intense – un amas de contradictions au sein de tes yeux noirs. C'est ma fille, grognes-tu presque en la toisant légèrement, te souvenant de ce qu'avait dit Ruyn sur cette « drôle de rencontre ». Mais peux-tu juger ? Non, tu ne peux pas. Enfin, aucune importance. Elle ne connaissait pas votre nom quand elle me l'a racontée. Mais j'ai deviné. Tu as même repris le vouvoiement.

À ses paroles, tu te détends et deviens légèrement rieur. Tu fais quelques pas sur le côté, collant ton flanc gauche à la paroi glaciale. Mais tu ne sens rien, comme si ton corps était déjà de glace. De l'intérieur. Tu hausses un sourcil, amusé. Ça ne m'étonne pas de lui. Son frère ? Attendez, vous voulez parler de... votre cousin ? Qui s'est jeté sur vous après que vous ayiez eu une brève... aventure avec... votre cousine ? lances-tu d'une voix presque dérisoirement innocente, juste pour jauger sa réaction. Tu ne veux pas la provoquer – tu n'y gagnerais rien – mais tu penses fort qu'elle l'ignore. Tu n'as pas précisé qu'elle était ta fille adoptive. Comme l'ignore Ruyn, d'ailleurs, puisqu'elle ne sait probablement pas qui est son véritable père.
Ce dont tu n'as jamais été sûr non plus.
Ce que tu as pourtant su deviner en sachant qui était sa mère biologique, en voyant la robe de Fenrir... et en étant là au grand final de la guerre.

Tu redeviens sérieux. Tes humeurs sont si changeantes, si bancales, si effrayamment aléatoires que ça en devient déboussolant. Tu l'observes perdre pied, perdre le contrôle et tu te demandes si, au fond, c'était une bonne idée de lui dire ça. Mais maintenant, tu n'as plus vraiment le choix. Ruyn et Fenrir sont les enfants d'Amalfi et Ramsès. Mais je vous intimerai sincèrement de le garder pour vous, ils n'ont pas besoin de le savoir, ils sont encore jeunes. Tu fais quelques pas pour te décoller de la paroi froide. Mais au moins, vous, vous êtes au courant. Puisqu'elle, elle ne semble pas aussi jeune, disons. Tu baisses les yeux. Tu ne la juges pas, pourtant. Tu as commencé à fricoter avec un autre étalon depuis ta plus tendre enfance. Alors l'idée ne te dérange pas.
Ce qui te dérangerait, ça serait de savoir qu'elle lui aurait fait du mal. Mais Ruyn n'a parlé d'aucune violence.

Tu l'observes faire les cents pas, frémissant de temps à autre lorsqu'elle te frôle et que ton corps criblé de cicatrices réagit malgré lui. Tu ne la lâches pas des yeux, alors même qu'elle ne pourrait pas aller bien loin dans cette caverne que tu connais par coeur. Et puis entre nous, elle n'a aucune raison de fuir. Tu n'es pas en colère qu'il se soit passé ça entre elle et ta fille. Longtemps qu'il n'y a plus de règles et de régies dans le monde dans lequel tu vis, pour toi. Les monstres ne font pas toujours des monstres, visiblement. Est-ce que tu parles pour toi, Solheim, ou pour eux ? Sûrement pour eux. Toi, t'es un monstre en devenir, un chien errant qui penche du côté des loups. Un demi-race élevé par des chiens domestiques, qui se souvient dans ses gènes avoir eu la hargne des loups sauvages. Tu clignes légèrement des yeux, mais tes iris sombres sont toujours rivés sur la dorée.

Tu restes figé. Tes yeux dans les siens ne se détachent pas de ses iris sombres. Tu es captivé, fasciné par sa présence. Et ce qu'elle raconte, surtout.
Elle l'appelle la bête.
Toi, tu l'appelles Solheim.
Cette bête, ce démon, est-ce qu'il existe ? Bien sûr qu'il existe. Est-ce que tu vas lui dire que parfois, il prend le contrôle ? Que parfois, tu as l'impression de devenir le diable ? Sûrement pas. Tu fais un pas en avant. Tu sens son souffle chaud sur ton visage, mais tu ne recules pas. Quelque chose a changé dans ton regard. Une étincelle. Une étincelle de nuit, noire comme du charbon. Je suis peut-être les deux. La ruine et le monstre. Tu inclines la tête sur le côté, tant qu'elle est presque à l'horizontale et ça doit te donner un air à la fois comique et dérangeant, voire inquiétant.

Tu la fixes toujours. Sans relâche. Mais à ses mots, d'agacement – de savoir peut-être qu'elle a raison – tu fais claquer tes dents dans le vide en secouant vivement la tête. Il faut arrêter de parler de ça. Oui il faut arrêter, parce qu'après ça devient obsédant, parce qu'après ça ne quitte plus ton esprit. Parce qu'après, Il est tout près de toi, à roder sans cesse en attendant le moment où tu baisseras la garde.
Un frisson ébranle légèrement ton échine. Tu ne l'as toujours pas quittée des yeux, mais le silence dure depuis trop de secondes pour encore avoir l'espoir que tu lui répondes. Tu changes de sujet en même temps que tes yeux changent de cible, et se focalisent sur la paroi glacée du mur sur le côté. Pourquoi disiez-vous que j'étais le meilleur ennemi des jumeaux ?

Innocent toi aussi, tu hausses les épaules. Pourquoi cette animosité flamboyante entre vous, au juste ? Pourquoi avoir porté Ramsès, le tueur de ta génitrice, sur un piédestal malsain ? C'est la première fois que tu te poses réellement la question.
Et tu n'en as aucune réponse. Au fond, je suis juste le fils d'une jument qui s'est jouée de lui.