► Sans âme, sans conscience

Jace.

Aujourd'hui, tu n'es certainement pas d'humeur. L'esprit ailleurs, tu marches en pilote automatique sur les rails d'un chemin de fer abandonné. Tu ignores à quoi cela pourrait servir, mais tu ne te poses pas non plus la question. Tu continues simplement d'avancer, le regard rivé sur l'horizon. Les sens déconnectés.

Ceux de Septenrê, eux, étaient bien alertes. Les traits tirés, cause d’événements passés douloureux, tellement que, s'ils étaient moraux, ils en devenaient physiques. Elle marche sans réel but, et son regard haineux croise celui, flou, d'un étalon inconnu. Machinalement, son corps massif s'immobilise, et ses muscles se tendent, tandis qu'elle renifle avec mépris. Depuis ce Jour, elle se contente de repousser et d'haïr. L'inverse est source de problèmes.

Tu continues ta marche déconnectée le long des rails, comme si plus rien n’avait de sens et que le danger n’existait pas. Mais ce n’est pas parce que tu ignores le monde qu’il n’existe plus – hélas. L’odeur d’un équidé finit par se détacher de l’air et pénétrer tes naseaux dilatés. Délibérément, tu choisis de l’ignorer. S’il est intelligent, il rebroussera chemin, ou t’ignorera à son tour.  

Pourtant, Septenrê n'avait rien de bête en elle. Elle avait quelques instincts animaux, mais pas bêtes. Au contraire, elle est on ne peut plus intelligente. Elle avait seulement conscience de sa puissance. En effet, il faut l'avouer, rare sont ceux qui ont vaincu l'andalouse. En fait, une seule a réussi: Ruyn. Et elle l'a battu à plate couture, au jeu du combat psychologique.
Et pour oublier Ruyn, Septenrê avait décidé de se concentrer sur un sujet bien plus important: ses futures terres. Le peuple de ses terres serait composé de guerriers puissants et impitoyables, à son image. On les craindrait, on les respecterait. Ce peuple serait la puissance. Et il était hors de question que des loques en fassent partie.
C'est ainsi qu'elle abandonne le large problème nommé Ruyn, ainsi que ses traits endoloris, et continue son chemin sans se préoccuper de l'étalon qui marchait en sa direction; elle devait le tester, il lui paraissait intéressant. Elle redresse la tête, se fait plus grande que lui, et s'arrête devant lui. « Je crois que tu te trouves sur mon chemin. Tu devrais te décaler. » lâche-t-elle d'une voix blanche, le toisant scrupuleusement de ses deux billes obscures.

Tout au long de ta marche souple mais mécanique, tu sens le poids d’un regard posé sur toi, comme la pointe d’un revolver pointé sur ton crâne. Sans grande conviction, tu lèves la tête pour t’informer de l’identité de la présence qui ne semble pas vouloir te lâcher les basques… et rencontres une jument robuste, qui n’a rien d’une mauviette. Sur l’instant, elle t’impressionne, mais tu ne lui fais pas savoir. La maîtrise que tu as de ton corps est si impressionnante que cela te demande peu d’efforts.

Tout chez elle impose le respect et la crainte – en particulier ses orbes sombres qui te lorgnent scrupuleusement et sa voix un peu rauque qui te somme de déguerpir. Tu la fixes, un tantinet surpris, avant d’éclater de rire. Tu maintiens ta position, arrogant au possible, avant de lever un sourcil. « Sinon ? » Ce que tu lances, c’est un défi, et cela t’amuse grandement. Un sourire narquois orne désormais tes lèvres noires, et tu n'as pas bougé d’un iota.

- Ohoh...

Très bien, parfait. Il ne pouvait pas demander mieux. Sur le chemin de fer raisonne le bruit de ses sabots mais lui on ne le voit pas. Il n'a pas eu envie de se montrer. Il est dans une autre strate de la réalité. Un galop effréné et maladroit que l'on entend déraper sur le bois.

Puis une espèce de nuage se forme, prenant peu à peu la forme de sa tête et son encolure, pas plus. Ses crins fantomatiques se décomposent dans l'air. L'odeur tenace de la peur envahie l'atmosphère jusqu'à ce que le son d'un train filant à toute allure ne vienne précéder l'étrange apparition.

L'ectoplasme s'est déjà évanouit, aussi rapidement qu'il est apparu. Et pour mettre un cerise sur le gâteau, la jument dorée et l'étalon pie ne peuvent plus bouger, comme si leurs sabots étaient lestés de plomb...    

Un sourire aussi sombre que moqueur s'empare de ses lèvres. Ses oreilles se dressent tandis qu'il éclate de rire. Septenrê ne réagit pas, et se contente de le toiser de son même air qui vous dit que vous n'êtes qu'un insecte qu'elle s'apprête à grossièrement écraser. Le pie est plus svelte qu'elle, mais il avoisinent probablement la même taille. Elle a juste son immense masse musculaire en plus. Alors que sa bouche s'entrouvre pour répondre, une voix lui parvient, puis une course effrénée et imprécise. Elle tourne la tête vers la source du bruit, et la peur envahit l'air autant qu'une étrange silhouette brumeuse s'invite. Dans l'incompréhension, 7 tend ses muscles et se place en position offensive. Une lumière éclaire son poil doré, un étrange monstre de fer hurle et crache de la fumée, fondant sur eux à toute allure. L'andalouse, vive, s'apprête à s'écarter de sa route. Erreur. Ses sabots ne l'écoutent pas. Collision dans 3, 2, ... Elle ferme les yeux. Se préparant au choc. Se préparant à mourir.

Un dédain évident teinte les traits de la jument, mais cela ne t'alarme en rien. Au contraire, une vague d'amusement t'envahit. Quand ses lèvres s'entrouvrent pour te sermonner, un bruit effroyable résonne dans l'air. Les sens aux aguets, tu tournes la tête à la vitesse d'un faucon et restes foudroyé. Tu n'as jamais rien vu de pareil. Une machine de fer s'approche dangereusement de ton positionnement, déformée par un nuage de fumée que seul un feu crépitant pourrait produire. Tu veux t'éloigner mais tes sabots refusent de quitter le sol, cloués sur place. Un frisson d'effroi te parcourt l'échine, lentement, mais tu t'évertues à le cacher en serrant les dents. La jument semble aussi paralysée que toi, ce qui réveille l'une de tes fureurs assassines. « Alors, c'est comme ça que tu comptes mourir ? En fermant les yeux ? Comme une lâche ? »