vitamin sea

Eau sur eau. Fantômes sur fantômes. Elle croise son regard et hoche simplement la tête, passant à côté de lui en le frôlant, sans vraiment le vouloir. Elle tressaille. L'eau glisse sur son corps, le rendant encore plus sombre. L'averse s'intensifie rapidement. Elle relève une nouvelle fois les yeux vers lui. Où veux-tu aller ? Elle ne reste jamais avec personne, d'habitude. Seule, toujours.

Mahem hausse les épaules. A ce moment, il avait pas vraiment envie de planifier les choses. Bien que quelques endroits lui tiennent à coeur, le jeune préférerait laisser faire les choses. On n'a qu'à se laisser guider par nos pas.

Elle hoche la tête, acceptant ce point de vue. De toute façon, elle prévoit rarement. Elle lui fait signe de la suivre et s'éloigne alors du rivage, laissant leurs deux ombres s'abandonner à la grisaille du sable. Elle se rend compte que s'il lui a dit son nom, elle n'a même pas daigné faire de même. Habituellement, elle s'en fiche. Mais là, elle aimerait qu'il se souvienne d'elle, sans vraiment savoir pourquoi ni sous quelle forme de souvenir. Lövojka, lâche-t-elle un peu promptement.

C'est beau, qu'il décrète. Ca sonnait un peu comme le nom de sa mère, un truc qui vient de loin, d'un pays froid. Il l'avouerait pas, sûrement parce qu'on lui posera jamais la question, mais sa mère lui manquait. Il secoue légèrement la tête, et chasse ce fantôme du passé, pour se concentrer sur celui du présent, celui qui était avec lui, là. Mahem marchait d'un pas lent, ses sabots qui commençaient à devenir larges, sans l'être autant que ceux de la femelle, s'enfoncent dans le sol mou.

Elle ne répond pas. Ce n'est pas beau. Trop dur, trop raide, trop coupant. Trop comme elle, peut-être ? Elle l'étudie simplement, en silence, puis reprend la marche à ses côtés. Elle observe leurs traces dans le sol malléable. Ils s'éloignent de l'océan mais pas des monstres, toujours là autour, toujours si près sans qu'ils ne puissent les voir. Elle secoue lentement son encolure noueuse, comme courbaturée, comme usée. D'où viens-tu, Mahem ?

Sur la route pour arriver jusqu'à ces terres. Il était un des enfants de l'exode, c'était sûrement pour ça qu'il se sentait chez lui partout et nulle part à la fois. Et toi ? Il se plie à la convention, en lui retournant la question, plus par politesse que par envie de le savoir. Il estimait que cette information ne serait pas capitale pour la connaître d'avantage... Enfin, qui sait...

( et moi donc ...  )

Elle hoche la tête. Il est donc de la génération de June, sa fille.
Une fille de l'exode, elle aussi. Mieux vaut être un enfant du voyage qu'un enfant de l'inceste. Elle se contente de répondre lentement : Des terres d'avant. Celles que nous avons quitté. Elle le fixe un moment, regarde de nouveau l'océan, pensive. Depuis qu'ils sont partis, plus rien n'avait été pareil. Elle qui se croyait détachée de tout territoire, de tout attachement à un lieu, peut-être s'est-elle trompée.

Mahem avait présenti, chez la jument, une nostalgie certaine. Qu'elle vienne des anciennes terres ne l'étonnait pas. Il sentait que quelque chose les liait, et les différenciait nettement à la fois. T'as connu un certain Maddox ? Etant donné qu'il n'avait eu aucun information sur son père, tout était possible. Il s'arrête à ses côtés, l'interroge du regard.

Elle est surprise d'entendre ce nom. À la fois familier et appartenant à un autre monde. Elle se retrouve projetée des années en arrière. Elle, si jeune, à peine sortie de l'adolescence, cherchant encore ses marques, ses repères, son identité précise. Elle l'avait trouvé dans un des bains chauds qu'il y avait, dans l'autre Nord. Il l'avait trouvée sur le bord d'un chemin entre la haine et la peur. Secrètement peut-être, elle s'était entichée de l'image qu'il représentait. Elle avait tenté de le faire céder. De s'amuser, comme si la vie entière n'était qu'un jeu. Elle n'avait jamais gagné, jamais abandonné non plus. Un jour, elle était simplement seule pour jouer. Elle hoche lentement sa tête. Il était le dominant de l'endroit où je vivais, avant. Au Nord. Nos destins se sont croisés brièvement. J'étais une gamine en quête de preuves de force, lui un sage qui avait envie de jouer sans se le permettre. Je ne le connaissais pas personnellement. Mais j'aurais aimé pouvoir le faire. Elle tourne la tête, observant le jeune gris. Elle est restée vague volontairement. Ses yeux disent : pourquoi ? mais ses lèvres restent closes.

Elle reste évasive. Il est pas sûr de comprendre, et ça le frustre. Dominant ? Sa mère ne lui avait jamais parlé de ça. Les questions se bousculent, il a envie de lui tirer les vers du nez, de lui extirper les mots de la bouche. Il avait envie de la vider de ses connaissances, d'en extraire des infos comme on presserait une éponge. Je suis son fils. Sa voix éventre le silence.

Elle reste muette un moment après la révélation.
Au fond, si les circonstances avaient été différentes à cette époque de sa vie - si elle avait su le convaincre ? - elle aurait pu être sa mère. Elle observe le gris perlé de tâches laiteuses. Elle cherche son regard, avec intensité. Oui. La jument avec qui il était dominait le Nord, donc... Donc ça faisait de lui un dominant aussi, même si ce n'était pas lui qui avait "eu" cette place. Tu l'as connu ?

C'est quoi exactement un dominant ? Quel intérêt y avait-il dans le fait de gouverner un territoire ? Le genre de questions que sa mère s'était toujours posées elle aussi. Pourtant, il était bien loin de savoir qu'elle en avait aimés, des dominants... Jamais. Ma mère m'a dit qu'il est mort avant ma naissance.

Bien loin de savoir, tous les deux, que leurs parents mutuels s'étaient aimés, à leur façon. Sans doute ne le seront-ils jamais. À moins d'un miracle.
Elle hausse les épaules. La lionne n'a jamais été attirée par le pouvoir, n'a jamais convoité un territoire. Bien qu'elle aurait pu. Héritière niée et taboue. Fille de rien et pourtant de Roi. Celui qui dirige tout un troupeau ou un clan. Quelqu'un de confiance, j'imagine. Elle dilate ses naseaux, l'odeur de l'étalon envahit ses narines. Elle renâcle. C'était quelqu'un de bien, souffle-t-elle même si c'est une remarque inutile. La personne qu'est un géniteur n'influe pas sur ses enfants. Le mal, ou le bien, elle ne pense pas que cela soit héréditaire.