king (as)

/ LÖVOJKA

La lionne erre. Son esprit fait partie des arbres aux allures fantomatiques, centenaire lui aussi, comme eux. Immortel, il fait partie de ces choses qu'on ne peut pas attraper. Ni même comprendre, peut-être. Ses muscles roulent sous son corps massif, ses crins blanchâtres et emmêlées couvrent ses yeux qu'elle maintient clos, devinant pourtant la fin de la nuit, l'aurore bientôt, celle qui la ramènera à la réalité s'il en existe encore une. Seule, comme toujours, elle se conforte dans ce silence où seuls quelques oiseaux osent timidement sortir de leurs nids mais restent encore muets. Encore un peu. Une odeur s'infiltre dans son champ sensoriel et ses yeux, d'un noir devenu si profond qu'on n'en trouvera plus jamais la sortie, s'ouvrent d'un seul coup. Elle se fige, alerte et le voit, plusieurs mètres plus loin. Elle a envie de s'éclipser avant qu'il ne la découvre mais une force inconnue et irrépréhensible la maintient là, clouée au sol, l'âme réveillée, le coeur battant.

La lionne n'a pas bougé. Même sa crinière épaisse semble figée dans le marbre, comme si le temps l'avait paralysée. Est-ce qu'il se souvient de cette alchimie primitive et intense ? Est-ce qu'il se souvient de la chaleur de leurs étreintes ? Est-ce que ça aussi était un mensonge ? Est-ce qu'on peut forcer son corps à mentir, lui aussi ? Comme une amante trompée plongée dans le déni, elle semble avoir abandonné un instant cette haine envers lui. Ne reste dans son enveloppe que les souvenirs acides de leur union. Elle baisse les yeux vers son propre corps, qui lui semble de plus en plus sombre de mois en mois. Lui semble toujours briller. Passive, presque absente, elle ne dit rien, abandonnée à l'assaut violent des images et sensations qui lui semblent dater d'hier. Ces sensations emprisonnées, qu'il a si bien liées et enfermées, celles-là même qui lui ont coûté un bout de son âme au Diable. Il en a déjà tellement.

Elle aussi ressent cette impression étrange de première fois. Elle a l'impression qu'il s'avance pour la rencontrer. Se souvient-il de la puissance de leur rencontre ? Se souvient-il... Elle reste parfaitement scotchée au sol, plongée dans un mutisme féroce qui l'empêche de bouger. Tous ses démons la poussent vers lui. Fais-la souffrir, encore. Elle déglutit et se réveille, un peu. Les mots de l'étalon finissent de clairement la secouer et la colère point en elle, avec un soupçon de rancune. Pas la peine de mentir, Asmund, ne te force pas. Sa voix est calme mais vibrante. Parce qu'il ment, n'est-ce pas ? Il n'est sûrement pas ravi de la revoir. Elle le laisse pourtant approcher, se sentant comme piégée au bord du gouffre.

(elle peut le tuer ?  je blague  )

Visiblement, non, en effet. Ou peut-être que si. Qui sait ? Même elle serait bien incapable de se prédire elle-même. Elle reste solidement face à lui, leurs carrures rivalisant l'une avec l'autre et elle laisse inconsciemment ses yeux se perdre sur son corps. Elle l'étudie, et comme elle n'est qu'une contradiction vivante, elle sent cette attirance et cette haine s'emmêler l'une à l'autre. Qu'est-ce que tu.. qu'est-ce que tu veux ? Que pourrait-il vouloir d'elle qu'il n'a pas déjà pris ? Sa confiance, sa fierté, sa dignité. Et en réalité, elle est si faible, là, aujourd'hui, devant lui. Comme une comète qui entre dans votre vie, qui l'éclaire comme jamais elle ne l'a été et la dévaste pour toujours.

Pourquoi ? Pourquoi veut-il savoir comment elle va ? La lionne ne comprend pas. Prise en étau par des sentiments trop contradictoires pour être clairs, elle nage dans le doute, la colère, la peur. Trop de sentiments qui ne font pas bon ménage ensemble. Qui la pousse à sortir les crocs - elle voudrait se blottir contre lui. Contre son assassin. Parce qu'il a tué une partie d'elle, ce jour-là. Est-ce qu'il veut savoir qu'elle va mieux pour la tuer de nouveau ? Comme invincible, elle s'est toujours relevée. Increvable, la vermine. Elle a les dents serrées, le crâne au bord se l'implosion ; le coeur qui se balance là, entre deux rives. Je vais bien, répond-elle en détachant chaque mot. Il saura que c'est faux, ou du moins pas entièrement juste. Parce qu'elle n'ira jamais bien. Elle n'ira jamais mieux. Il la connait par coeur ; il est devenu un étranger pour elle. 

Malgré qu'il pense tout savoir d'elle et la connaître par coeur, il ne doit pas oublier qu'il y a une part d'ombre qu'il ne connait pas. Peut-être pensait-il justement qu'il allait la détruire, qu'elle allait sombrer, après ça. Mais c'est en se relevant qu'elle l'a dupé. S'il se croit tout puissant par rapport à elle, qu'il le pense ! Le monstre frappera quand il la pensera au plus faible. Alors qu'il la croit faible, libre à lui. Elle ne répond rien, contrôlant justement ce monstre, l'empêchant de se jeter sur lui. Non pas par faiblesse comme il le croit. Plutôt par préméditation. Peu importe ce qu'il peut penser d'elle ; il ne pourra jamais la prédire. Feu follet sauvage, lion en cage. Elle le fixe simplement, dure et froide, attendant la suite. Les souvenirs acidulés et intenses s'estompent lentement. Elle les laisse partir, dans un souffle muet, leur dit adieu.

Son indifférence ne la touche pas le moins du monde. Je ne m'en soucie pas, en fait, glisse-t-elle entre ses lèvres à peine entrouvertes, lui offrant par la suite un sourire carnassier. Ses yeux noirs brillent légèrement mais il n'y a plus aucune lumière en eux. Juste de l'ombre. Des ombres fulgurantes, vivaces, qui, oui, peuvent éclaircir les ténèbres. Et puis, tu sais très bien que je ne suis pas aimable. Nouveau sourire. Elle se tient toujours fermement face à lui, tout trouble l'ayant quittée.