Au cœur de la nuit

Mon souffle se perd dans l'obscurité de la nuit. Ce soir, la lune n'est pas venue pour éclairer la terre de sa douce lumière argentée. Quelques étoiles se sont allumées, cassant le noir uni qui s'est imposé dans le ciel. Mais leur présence ne suffit pas à éclairer ma route. Mes sabots s'enfoncent dans le sable et si je sais où je suis, je ne sais pas où précisément. C'est peut-être pour cette raison que j'ai sursauté, lorsque la mer est venue me lécher les sabots.

Mes naseaux effleurent brièvement la nouvelle vague qui vient s'échouer à mes pieds. Je relève ensuite la tête pour observer la mer qui est de moins en moins calme. Il y a de plus en plus de vagues et elles sont de plus en plus grosses, bien qu'elles ne soient pas encore énormes. Est-ce que le temps est entrain de tourner à l'orage ? Il ne ferait que faire écho à mes pensées.
Je finis par réaliser, tardivement, que je ne suis plus seule sur la plage. Malgré le peu de lumière, je parviens à discerner leurs silhouettes. Et à leurs voix, je devine que ce sont deux étalons. Leur odeur ne me dit rien ; ils me sont tous deux inconnus. Pourtant, il me semble bien sentir très faiblement l'odeur d'Aulia. Un millier de questions défilent dans ma tête et je m'efforce de les chasser pour pouvoir me concentrer pleinement sur les inconnus. Et avec l'obscurité de la nuit, je réalise à quel point il est difficile de vivre sans la vue.
- Bonsoir, je souffle à mon tour.
Et je les laisse prendre les devants. Peut-être vont-ils simplement reprendre leur route, comme si de rien n'était.

Attentive, je remarque aussitôt une étrange ressemblance dans le timbre de leur voix. Un léger frisson vient courir le long de ma colonne vertébrale aux paroles du second. La nuit me semble glaciale tout d'un coup et un léger tremblement agite mon corps, l'espace d'un instant. L'obscurité du ciel fait écho à l'obscurité qui règne en moi. Et si les paroles de l'étalon pie se veulent bienveillantes, elles prennent un tout autre sens pour moi. Mon regard glisse sur l'appaloosa lorsqu'il prend la parole à son tour. Mes oreilles glissent légèrement vers ma nuque dans un geste presque instinctif. Pourquoi tant de méfiance envers cet inconnu ? Bonne question. Ça fait déjà quelques temps que je ne suis plus réellement moi. Plus réellement aux commandes. Une ombre, rien de plus.
- Ou moi, je réponds sans lâcher l'appaloosa du regard.
Voilà une réponse qui ressemblait bien plus aux ténèbres qui s'étaient installées en moi qu'à ma propre personne. Et lorsqu'elles prenaient le contrôle, il m'était toujours extrêmement difficile de les repousser. De plus en plus, au fil de leurs apparitions.

Comme tout le monde, je connais la peur. Pourtant, il est rare qu'elle soit présente. L'audace - ou le manque de prudence - me rends plutôt téméraire. Parfois un peu trop et je me retrouve assez régulièrement dans des situations délicates. Mais là, les deux mâles ne me semblaient pas réellement dangereux. Et puis même s'ils l'étaient, quel mal pourraient-ils me faire ? Me battre à mort ? La mort ne m'inquiète pas le moins du monde. Peut-être que je le mérite même. Et puis si c'est juste des blessures... Je m'en remettrais, la douleur est devenue quotidienne alors un peu plus ou un peu moins...
- Je m'appelle Absinthe, je réponds en m'orientant un peu plus vers le pie. Et vous ?

J'esquisse un pas de recul lorsque l'appaloosa s'anime tout d'un coup d'un élan d'excitation. Sur l'instant, je ne comprends pas vraiment la raison de son enthousiasme soudain. Puis le nom d'Aulia arrive et mon cœur s'emballe. Et merde... Je sens le piège se refermer à la vitesse grand V, sans que je puisse y faire quelque chose. Comme si j'étais spectatrice de ma propre descente vers les Enfers.
- Je... Ex-copine, pour être exacte... Je réponds, la voix serrée.
C'est douloureux d'utiliser ces mots. Même si, dans un sens, j'ai fais le deuil de cette relation. J'espère simplement qu'ils ne chercheront pas plus loin que le bout de leur nez. Parce que si la question fuse, je me sentirais obligatoirement forcée de leur dire la vérité. Ce sera toujours mieux qu'ils l'apprennent par moi plutôt que par Aulia plus tard. Après tout... Faute avouée à moitié pardonnée... Non ?

Heureusement, l'obscurité de la nuit me cache pas mal de détails. Ainsi, je ne vois pas le regard de l'appaloosa s'assombrir à cause de la colère qui s'empare peu à peu de lui. Je ne peux que sentir son regard posé avec insistance sur moi. Je prends énormément sur moi pour ne pas reculer davantage. Ce serait suspect. Pourtant, je ne me sens pas du tout à l'aise d'être aussi proche de l'étalon. Le père d'Aulia, si je comprends bien. Je me demande s'il va finir par m'attaquer ou pas. Je ferme les yeux, prête à encaisser les coups. Je l'ai mérité de toutes façons. Pourtant, le temps passe et rien ne se passe. J'ouvre de nouveau les yeux et constate que le pie s'est interposé entre nous. Une vague de soulagement m'envahit, mêlée à une sorte d'admiration. Ça fait toujours du bien d'être protégée. De ne pas se sentir délaissée, abandonnée à son triste sort. Lentement, les battements de mon cœur reviennent à leur rythme normal.
- Merci... Mais je le comprends tu sais... Je mérite bien sa colère, je réponds la voix toujours aussi serrée.

L'appaloosa disparaît. Je me mords l'intérieur de la joue le plus fort que je le peux. Au point d'en sentir le goût métallique du sang. Je me sens tellement honteuse. Tellement monstrueuse. Mon cœur se brise un peu plus. Protecteur. Ce terme fait écho en moi. Aulia avait bien de la chance d'être ainsi protégée par sa famille. C'était aussi mon cas, je le sais bien. Mais ce n'était pas pareil. Ils étaient moins présents. Le pie finit par me dévoiler son nom et ce qu'il représente pour Aulia. De même pour l'appaloosa. J'avale péniblement ma salive. Je me sens encore plus horrible. Je recule d'un pas et laisse mon toupet recouvrir mes yeux qui s'embuent de larmes.
- Je... Je suis désolée, je lâche à voix basse.
C'est les seuls mots qui parviennent à sortir de ma bouche. Et ils sont plus pour moi que pour lui. Mais dans le fond... Qu'importe ?