La nostalgie survient quand le présent n'est plus à la hauteur du passé

Ses doux iris grisés parcoururent l'endroit rapidement, ne s'accrochant à aucun détail particulier de ce paysage aux allures mesquines, surpassant presque un instant le ciel noirci que quelques éclairs déchirait régulièrement. Il huma profondément l'air, chose qu'il regretta amèrement lorsqu'une odeur âcre et nauséabonde s'engouffra dans ses naseaux ; secouant avidement sa lourde tête de droite à gauche, il chassa d'un mouvement furtif son long toupet de ses paupières.
Coeur de Pirate soupira. Il avait d'ailleurs l'impression de ne faire que ça : il soupirait du matin au soir, sans jamais qu'un sourire sincère ne vienne creuser ses lèvres. Il avait l'impression que son bonheur s'apparentait à une sorte de yo-yo, qui partait et revenait dans une valse sinistre. Pourtant, en cet instant ou la pluie se mit à tomber, il lui semblait que le fil du yo-yo s'était brisé, et qu'il avait sombri dans les profondeurs de la terre pour ne plus jamais revenir.

Petit à petit, un léger sourire vint se dessiner sur ses lèvres, un sourire vide, faux. Il s'avança lentement vers son ami, silencieusement, bercé dans la douce symphonie d'une légère pluie combinée à quelques bourrasques de vent régulières. Ses iris se posèrent dans le regard d'un bleu glacial presque effrayant du bicolore et il resta là, immobile pendant plusieurs secondes, sans piper mot. Que pourrait-il bien lui dire ? "Salut, ça va ?" ? Non, c'était stupide. Inutile. Ils n'avaient pas besoin des mots après tout, n'est-ce pas ? Il voulait y croire. Il voulait croire que leur amitié était indestructible, que ni le temps ni les querelles ne pourrait la détruire. Il voulait croire qu'ils se connaissaient par coeur, qu'un simple regard en disait plus que des mots, simplement pour essayer de se rassurer, de combler un vide.
Il eut un soupir muet. Il se trouvait stupide d'être ainsi affecté par le départ de Coccinelle : en rire aurait été plus dur mais moins douloureux, il en était persuadé. Et en face de lui se trouvait son dernier pilier,- la dernière chose pour qui il se battrait, à qui il accordait toute sa confiance - que celui-ci le veuille ou non.
« Heureusement que tu es là. »

Il lui fallut peu de temps - 4 secondes au maximum - pour remarquer le sourire qu'eut le Pirate en se retournant. Un sourire qu'il avait affiché tant de fois sur ses lèvres, un sourire que Leith connaissait par coeur, un sourire pour duper ceux qui s'inquiètent pour nous, pour leur faire croire que tout va bien, que notre vie est rose. Seulement, Leith était loin d'être bête. Il avait apprit à analyser, à réfléchir, à observer, et ce, tout seul, sans avoir eu une histoire particulièrement difficile. Le bicolore observa donc celui qu'il considérait plus qu'un ami s'approcher de lui, puis s'arrêta. Leith fit un pas, frôlant les naseaux du gris avec les siens. La pluie avait complètement trempé sa crinière et sa robe, ce fut avec une grande difficulté qu'il s'abstint de s'ébrouer violemment. Il n'y avait qu'une cause. Coeur de Pirate ne pouvait pas être ainsi sans raison. Et Leith savait bien qui était au coeur de tout ce désespoir. Il n'y avait qu'un nom possible. Coccinelle. Le Pirate, en dehors de Leith, n'avait qu'une personne qui était indispensable à sa vie. Coccinelle, la petite blanche qu'il aimait. Une lueur triste, une lueur de pitié, une lueur de compassion, traversa furtivement le regard bleuté de l'ancien dominant de la Savane. Elle était restée visible pendant quelques secondes, qui furent sûrement assez pour le gris. Il avait dû la remarquer.
« Coccinelle ? »
C'était une question débile. Il n'y avait qu'elle pour détruire son ami ainsi. Personne d'autre n'aurait eu une telle ampleur sur lui. Mais Leith avait besoin de l'entendre dire que c'était elle, que c'était vrai, qu'il avait raison. Il attendait que le Pirate vide son sac, qu'il pleure s'il le souhaite - la pluie embarquera sûrement ses larmes -, qu'il lui raconte ce qui s'était passé, ou ce qu'il ressentait après son départ. Leith n'aimait pas le voir ainsi. C'était son ami, après tout.

L'étalon frémit légèrement lorsque ses naseaux entrèrent en contact avec ceux du bicolore, appréciant cette bouffée de chaleur sur son corps gelé. Il gomma rapidement son sourire : il sonnait trop faux pour être plausible, Leith l'avait forcément remarqué - ce qui expliquerait la lueur de compassion qu'il avait vu briller quelques secondes auparavant dans les prunelles de son ami, cette lueur qui n'avait brillé que peu de temps mais où le gris comprit pourtant la chance qu'il avait de le compter dans le cercle de ses intimes.
« Coccinelle ? »
Il mit du temps à répondre, alors qu'un léger rictus moqueur envers lui-même déchira ses lèvres, arme contre la tristesse qui l'avait envahit depuis plusieurs semaines déjà. Sa voix rocailleuse, luttant contre les sanglots qui tentait de l'envahir, s'éleva difficilement.
« Je n'arrive pas à me dire qu'elle ne reviendra pas et qu'il vaut mieux l'oublier, parce qu'une partie de moi croit toujours qu'elle va revenir. Je n'arrive même pas à la détester, la déprécier ne serait-ce qu'un peu - tu sais ce qu'on dit, l'amour est bien plus fort que la haine. Je m'accroche par peur de tomber. Je suis tellement stupide, Leith. »
Une larme solitaire coula le long de sa ganache bien dessinée, larme qu'il chassa, comme à son habitude, d'un mouvement de tête furtif. Il se demandait encore comment le bai pouvait encore supporter ses pleurs - il devait lui paraître bien idiot, ce qui le fit presque rire - ou comment il pouvait supporter de le traîner hors de l'eau à chaque fois qu'il se noyait, et c'était si régulièrement que ça devait en devenir épuisant. Il se trouvait être un peu comme un fardeau et s'en voulait terriblement, pensant qu'il devait déranger Leith avec ses chagrins d'amour dont il devait bien rigoler intérieurement - il ne lui en voudrait pas, cela dit. Il aurait bien raison, de toute manière.

Etrangement, il ne ressentait aucune satisfaction à voir le Pirate dans cet état. Il se serait volontiers extasier devant cette voix brisée, cet esprit brisé et ce corps brisé, cependant, il ne pouvait pas, c'était bloqué. Il était trop attaché à ce grand gris, à ce puissant gris. C'était comme deux frères. Oui, voilà, deux frères. Un lien incassable les unis. C'était ce que ressentait en ce moment même Leith, et ce lien était encore plus grand en ce moment même. Ce serait casser ce lien en mille morceaux que de rire. De toute façon, rire lui était impossible, il n'y arrivait pas, il ne voulait pas. Il resta donc silencieux, toute ouïe, écoutant tel un frère les plaintes de son cadet. Mais il n'avait aucuns conseils à donner - Leith n'avait pas d'expérience dans le domaine de l'amour, mais plus dans celui de la brutalité et de la violence. Ou, éventuellement, celui de l'impulsivité. Le bicolore donna un coup de tête au Pirate, geste affectif, comme pour le remettre sur pied.
♣ Tu mérites mieux.
Une phrase, simple. Mais Leith n'était pas du style à sortir des discours sans queue ni tête. Il disait le principale, et virait le superflus. Il ne brodait pas, il n'y allait jamais de main morte.
♣ Je suis sûr que ton âme-soeur t'attends ailleurs.

« Tu mérites mieux. »
Il broda un léger sourire sur ses lèvres sèches, alors que ses iris ne quittaient pas celles du beau bicolore. L'entier frissonna légèrement sous une bourrasque de pluie, apparentant le temps d'une seconde la pluie à ses larmes, le ciel à son âme. Le Pirate eut un soupir muet. Il plombait l'ambiance, déjà rendue sinistre par la laideur de l'endroit, avec ses histoires d'amour tragiques qui le faisait verser quelques larmes qui, lorsqu'elles ne s'écrasaient pas sur le sol visqueux, continuaient leur course endiablée le long de ses naseaux.
« Je suis sûr que ton âme-soeur t'attends ailleurs.
- Permets moi d'en douter. »
Le grand gris pouffa. Si seulement c'était si simple, si seulement il avait juste à se dire qu'elle n'était pas la bonne pour l'oublier, pour guérir ce mal qui le rongeait de l'intérieur, celui que l'on ressent lorsqu'on se sent rejeté et qu'autour de soi le monde s'écroule. Sa raison lui disait de laisser tomber, son coeur continuait d'espérer. Coeur de Pirate était dépassé ; il n'avait jamais rien demandé à personne, se contentant de suivre ce que lui soufflait son coeur, ce qui l'avait mené à sa perte. Putain, qu'est-ce que je suis con, pesta-t-il dans un long débat intérieur symbolisé par ses yeux qui s'étaient couverts d'un léger voile de soie, comme pour éviter toute " intrusion " dans son esprit en plein conflit.
Leith, si tu savais à quel point j'aimerais oublier. A quel point j'aimerais que tout redevienne comme avant, mais je ne sais pas. Je ne sais pas comment faire. Et j'ai la vague impression qu'il n'y a rien à faire. Le temps posera du baume sur les blessures, sans jamais les guérir entièrement. Je ne savais pas que ça faisait si mal. Je ne savais pas que les choses pouvaient partir et ne plus jamais revenir, nous laissant en plan, comme ça. Alors c'est ça, d'être amoureux ? D'avoir le sentiment de se faire bouffer de l'intérieur par l'être qu'on aime le plus sans avoir son mot à dire, en restant les bras croisés, impuissant face à la situation ? Aimer c'est apprendre à souffrir en silence, en se délectant de chaque moment passé auprès de son amour pour les regretter amèrement après ? Alors j'ai assez donné. Je ne veux plus aimer, je veux détester. Détester à en crever, et le plus frustrant, c'est bien que je n'y arriverai jamais.
Le tonnerre retentit non-loin. Dans un sursaut, le Pirate reprit peu à peu ses esprits, comme s'il se réveillait d'un long sommeil. Il contempla un instant l'endroit, observant tour à tour et avec un intérêt dissimulé les bulles visqueuses qui éclataient à quelques foulées d'eux, ainsi que le liquide verdâtre dans lequel baignaient quelques rochers. Aucune végétation. Aucune végétation n'arriverait à survivre dans cet endroit. Il voulait alors devenir un marécage, devenir repoussant à souhait, pour que l'amour fuit à toute jambe en le voyant.
« Je ne crois pas à l'âme soeur. Du moins, je n'y crois plus. Et sinon toi, ça va ? »

♣ Eh bien, c'est ton droit.
Il haussa ses puissantes épaules, puis les laissa tomber, détournant le regard, observant à nouveau les bulles éclatées à la surface du liquide verdâtre. Puis, un peu blasé, il plongea ses prunelles claires dans celles du Pirate. Ses naseaux blancs se dilatèrent, puis il recula de quelques pas.
♣ Après t'étonnes pas si t'es dépressif, tu crois plus à l'espoir.
Il roula des yeux, les montant au ciel pour fixer le sol, puis regarder son ami droit dans les yeux.
♣ Moi ? Oh et bien, j'aime Kiyo et Alice, je suis attiré par Marengo et puis, voilà, c'est tout.
Il oublia de mentionner un autre nom, mais ne préféra pas le citer. Il fit mine de réfléchir, puis lâcha :
♣ Les juments sont trop compliquées. On a qu'à se mettre ensemble !

« Après t'étonnes pas si t'es dépressif, tu crois plus à l'espoir. »
Il haussa les épaules à son tour. Il n'avait jamais vraiment fait le rapprochement, ne s'était jamais adossé à un arbre pour se demander "suis-je dépressif ?". Pourtant, le Pirate était sûr que son être entier n'était pas désespoir et tristesse. Non, il n'était pas sûr, il voulait juste le croire.
« Moi ? Oh et bien, j'aime Kiyo et Alice, je suis attiré par Marengo et puis, voilà, c'est tout.
- Moi qui croyait que ton coeur m'appartenait, je suis brisé bouhou. »
Une fausse moue triste prenant place sur son visage, il mima quelques larmes, fixant Leith d'un air exagérément désespéré. Enfin, peut-être que ce n'était pas si faux après tout ? Il avait préféré prendre sa parole sur le ton de l'espièglerie, comme pour briser l'ambiance froide qui semblait habiter l'endroit, et surtout pour ne pas montrer une légère pointe de jalousie à l'idée de partager son meilleur ami. Exagérément possessif.
Coeur de Pirate eut un léger rire, cristallin, à la dernière remarque de l'entier. C'est, accompagné d'une voix enfantine aiguë, qu'il articula un "Ouii je t'aime mon amouur", le sourire aux lèvres. Vraiment très bon acteur, ou simplement imprégné du rôle de son personnage ?

♣ Je tiens pas à le retrouver en mille morceaux ! J'y tiens, quand même !
Il s'éloigna du grand gris, s'approchant d'un marécage.
♣ Tu crois que y'a des bestioles là dedans ?

Sa tête se pencha légèrement à sa droite à la question du brun. Fixant le liquide verdâtre pendant plusieurs secondes, à la recherche d'un quelconque mouvement pouvant lui indiquer qu'ils n'étaient pas seuls dans ce lieu morbide.
« Je ne pense pas. Mais que penserais-tu de te jeter à l'eau pour vérifier ? Si t'en ressort pas, tu te seras fait bouffer par une bestiole et tu auras ta réponse »
Un petit sourire, espiègle, tracé pour caché son immense tristesse, occupait son visage, alors que ses iris chocolatés ne quittèrent pas le semblant de vase.