~ et les nuits sans étoiles

Arsène.

Ces temps-ci, il n'y a que la nuit qui me plaise vraiment. Les ténèbres anesthésiantes qui se noient à la liqueur de mes angoisses mais qui me vident l'esprit des questions futiles. Au cœur des ombres, on ne peut que chercher la lumière. Comment broyer du noir dans le néant d'une nuit sans étoiles ? Le jour, je carbure à l'essence des sourires et des blagues sans fond. Mais le soir ? La solitude m'enveloppe, et je dois trouver un moyen efficace de cesser le court de mes pensées.

Alors, je fais comme elle : je cours.
Je cours pour oublier. J'y vais jusqu'à m'oublier.

AENOR.
Elle a repris sa course folle, parce qu'il faut bien courir pour survivre. C'est la seule et réelle leçon que son père lui a laissée, qu'elle a su bien mener, car encore une fois, si proche du gouffre, elle s'est enfuie. Aveuglée par les barreaux, elle a cherché l'issue. Elle a cherché les repères, ceux-là même qu'elle a perdu autrefois. Elle ignore combien de temps elle est partie. Elle ignore combien de temps ils l'ont retenue. Elle ignore tout. Comme si elle avait oublié, à coup de massue sur la tête, à coup de dents sur les flancs. Ils en gardent encore les marques, mais les pires blessures de sa séquestration sont celles qu'on ne voit pas. Celles qui ont marqué à l'encre de chine sa mémoire et son âme, celle qui l'ont assommée aux amphétamines.
Alors elle court. Le paysage redevient familier, elle se souvient.
Les odeurs, aussi. Elle se souvient.
Elle file entre les arbres, éclair rougeoyant qui trace. La renarde découvre de nouveau la forêt. Et les souvenirs, brutaux, d'une vie en captivité. Une captivité morale, une captivité sensorielle. Et sentimentale.

:ohgosh:

Quand l'oubli m'enveloppe de ses bras perfides, mes jambes déclarent forfait et je m'écroule presque sur le sol, la respiration rauque. Ma tête est coincée dans le tourbillon d'un manège sans fin et j'ai du mal à garder l'équilibre. Pourquoi étais-je en train de courir, déjà ? Les yeux clos, je compte mes inspirations et expirations. 1, 2, 3, 4, 5.. jusqu'à l'accalmie... 20, 21, 22. Expiration, inspiration... et cataclysme mental. Quelque chose cloche. Une odeur douloureusement délicieuse emplit soudain mes naseaux dilatés. Non. Le parfum qui flotte dans l'air n'est pas celui que je crois. C'est impossible. Je secoue fermement la tête, comme pour chasser toutes les pensées qui se bousculent à la porte de ma conscience. C'est impossible, c'est impossible, ne cesse de répéter une voix qui gobe mon cerveau à la petite cuillère. Puisant dans mes dernières forces, je tente d'aligner un sabot vers l'autre pour sortir au plus vite de cet endroit plein de chimères.

:ohgosh: :ohgosh: :ohgosh: :ohgosh:

On risque de pleurer un peu si on s'est laissé apprivoiser.
Elle se souvient. Il fallait compter, et elle reviendrait.
A-t-il passé les dernières années à compter ? Certainement pas. Elle court. Son ombre devient reflet. Ses peurs deviennent mensonges. Quand l'illusion devient la réalité, et la réalité le rêve, alors tout se mélange. La princesse a perdu ses repères, et elle est venue ici pour les retrouver. Ses yeux se ferment sous le vent qui augmente en même temps que sa vitesse.
Puis un éclair doré traverse son champ de vision.
La seconde d'après, tout s'est arrêté. Le monde autour d'elle, le vent, son corps qui ne court plus. Même les battements de son corps. L'éclair a disparu. Elle jure, elle se maudit, elle en veut à la terre entière. Pourquoi est-ce que l'espoir tue autant ? Elle ne reprend pas sa course, son corps s'est couvert d'une fine couche, elle a la tête qui lui tourne. Inconsciemment, elle la suit.
Cette odeur si familière. Si connue. Tant recherchée. Comme un aveugle, le Renard cherche son Petit Prince. Elle a fermé les yeux, mais ne rencontrera aucun arbre.
Après tout, il parait que l'on ne voit bien qu'avec le coeur, puisque l'essentiel est invisible pour les yeux.

J'y gagne, dit le Renard, à cause de la couleur du blé.

Il faut absolument que je sorte d'ici, avant que mon cœur ne subisse une explosion thermique. C'est un volcan qui s'est pris pour la Belle aux Bois Dormants... Mon corps a si chaud, je jurais que des flammes me sortent du crâne. Plus je respire, plus j'ai mal ; la logique se fait la malle. Il y a comme des bris de glace coincés au fond de ma gorge.

L'épuisement vient frapper à ma porte, et je m'effondre au milieu des lianes défraîchies et des feuilles mortes. Mon seul remède, sur l'instant, est de fermer les yeux. De dresser un rideau sur le monde en espérant que cela mette fin au spectacle. Mais l'odeur est plus forte que jamais, transpire par tous mes pores. Elle emplit l'air de mes poumons et les recoins de mon cœur. Elle pique mes yeux comme du sel et des larmes menacent de couler.

Pourquoi de telles hallucinations, après tant de temps ?
La souffrance est une ampoule hallogène qui peut vous exploser à la gueule à tout moment. Sans vergogne, elle éteint la lumière et vous plonge dans le néant. Réveille vos peurs d'enfants.

Je meurs.

Lorsqu'elle arrive devant lui, il est au sol.
Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais très maladroit. Je ne savais comment l'atteindre, où le rejoindre... C'est tellement mystérieux le pays des larmes ! Aenor le fixe. Ses flancs se soulèvent fort, mais chaque respiration est une bouffée de cyanure combiné à l'oxygène. Comme si, pour respirer, elle avait besoin de s'empoisonner un peu. Mais elle veut bien s'empoisonner, aujourd'hui.
Il a les yeux fermés ; elle n'ose pas parler.
Comme si sa voix briserait tout.
Toute l'illusion. N'est-elle qu'une chimère ? N'est-il qu'une imagination ? Elle n'en sait plus rien. Son coeur ne bat plus – ou peut-être bat-il bien trop vite. Dans ses yeux défilent les images d'une autre vie. D'une vie où ils se sont rencontrés. Puis apprivoisés. « As-tu terminé de compter, petit prince ? » chuchote-t-elle alors soudainement, un sourire aussi grand que les larmes qui s'apprêtent à couler sur les joues du doré. Pourquoi tant de contrastes ? Pourtant un si grand obstacle ? Elle se souvient. Tu compteras jusqu'à 500. À 500, je serai là. Je te le promets.

Non mais j'en peux pluuuus

Et là, c'est l'explosion de la centrale. Le fracas d'un cœur dans un boum assourdissant, qui rebondit sur la cage thoracique et rend le silence encore plus pesant une fois la pression retombée. Cette voix, c'est la croisée des chemins entre le Paradis et les Enfers, le bien et le mal, la douceur et la douleur. Au début, je n'en crois pas mes yeux - alors je les garde fermés. Je m'enferme dans cette bulle de sûreté qui m'a empêché de devenir fou. Ai-je eu tort ? Aurais-je dû me faire bâillonner par la folie ? Peut-être. Sans doute « As-tu terminé de compter, petit prince ? » Comme je commence à perdre la tête et que mon cerveau entend des voix, je prête en douce des tubes d'oxygène à mes poumons en peine.

MAIS ma curiosité prend le dessus sur ma raison. Je n'en peux plus d'attendre, et tant pis si je lance mes espoirs comme des bouteilles à la mer qui ne verraient jamais un seul rivage. J'ouvre les paupières. Et la voilà. Elle se matérialise devant moi. Et j'en ai le souffle coupé. Les yeux gros comme des billes. Quelque chose a changé en elle, mais je n'arrive pas encore à savoir quoi. À vrai dire, je n'arrive même pas à penser. Bloqué dans une autre dimension. Sur le bord des larmes.

Après quelques minutes de silence, je trouve enfin l'usage d'une voix chargée d'émotions. Et tout ce que j'arrive à dire, c'est « Je viens tout juste de recommencer. » Le compteur qui commençait à prendre la poussière au fond de mon cœur reprend enfin du service. 501, 502, 503 (...)

Et je m'élance vers elle, comme pour m'effondrer dans ses bras.

Elle s'approche de lui d'un pas lent, presque au ralenti. Ou peut-être est-ce parce qu'elle a cessé de respirer, peut-être est-ce son coeur même qui a cessé de battre. Elle l'a tant rêvé. Chaque nuit, après son départ. Sa crinière rousse suit ses mouvements. Au ralenti, elle aussi. Chaque mèche se balance. Tic, tac. L'explosion n'est pas loin.
Le silence qu'il lui envoie électrise la princesse. Elle se fige, à quelques centimètres de lui, comme si son mutisme dressait un mur invisible entre eux. Elle retient son souffle, hoquète. Ne veut-il plus d'elle ? Comment pourrait-il encore vouloir d'elle, en vérité ? Elle est partie. Elle ne sait même pas combien de temps, sans doute trop. La simple idée qu'il la repousse la frappe comme une évidence.
Soudainement terrorisé de devoir affronter une quelconque colère, ses oreilles papillonnent, et elle voudrait reculer. S'enfuir. La seule chose qu'elle fasse avec brio. Elle cligne des yeux, puis il parle, enfin. Sa voix a des timbres d'enfant timide, mais ses mots sont ceux du poète qu'elle a rencontré autrefois. Son coeur se remet à battre, lui semble-t-il, car il en est douloureux soudainement. Il se jette contre elle et elle chavire – non, son coeur, juste son coeur ! Et sa conscience, aussi.

Son corps a vacillé, mais elle a tenu bon. Une vague de pierre s'est abattue contre sa poitrine, il lui semble fait de poussière d'étoiles et de métal à la fois. Il est doux et dur. Tendre et terrible. Elle l'accueille comme elle peut, comme un rocher usé par l'érosion essaierait de convaincre les moules de s'accrocher encore à sa paroi. Son encolure se tord (ses pensées aussi) contre la sienne et elle l'étreint avec la force du noyé. « Tu m'as manqué.. » chuchote-t-elle à son oreille, à moitié-sourde par les battements effrénés de son organe vital qui lui hurle que c'est justement pour cette raison qu'elle est partie.

« Toi aussi... Toi aussi » répété-je, en hoquetant.

Quand nos corps se touchent, c'est une véritable alchimie. Deux silex qui se cognent l'un contre l'autre pour faire valser les étincelles. J'ai froid, j'ai chaud. Je ne sais plus quoi penser, sinon que je ne me suis jamais senti plus vivant qu'en cet instant. Je finis par soupirer - j'avais retenu mon souffle, jusqu'ici, sans même m'en rendre compte. Je parviens à peine à respirer tant elle me sert fort contre son cœur, mais ce n'est pas encore suffisant. C'est comme si ma vie dépendait de cette étreinte, tout à coup. Comme un alcoolique qui retrouve son doux élixir sur le bord de la langue.

Mon corps s'est mis à trembler. Je le réalise au moment où je vois le monde vaciller autour de moi lorsque j'ouvre les paupières. Je recule un peu pour mieux l'observer... et l'horreur me frappe de sa main d'acier. « Nom de nom, Aenor... » Son corps est criblé de cicatrices qui n'existaient pas autrefois. Je me mords les lèvres et pose un couvercle sur la colère bouillonnant au fond de ma conscience, par peur qu'elle ne déborde. « Que.. t'est-il arrivé ? Qui t'a fait ça ?! » Mes mots sont des murmures d'effroi.

Il se recule, atténuant la brûlure de son corps contre le sien. Immisçant en même temps la sensation, nouvelle et retrouvée à la fois, d'un froid glacial dû au manque. La princesse ouvre de grands yeux lorsqu'il prononce son nom, sans comprendre. Elle ne veut pas se souvenir des marques laissées sur son corps. Elle ne se concentre que pour maîtriser, celles, vivantes et vicieuses, laissées dans son crâne. Son corps entier se tend lorsqu'il l'interroge.
Une muraille de Chine vient prendre d'assaut son esprit, qui se mure, qui se barricade. Une barrière faite de fierté et d'idéaux, empilés les uns sur les autres pour ne pas laisser filtrer la peur, l'appréhension, et les blessures encore ouvertes. Elle remarque qu'elle n'a pas réellement réagi à son contact. Pas mal réagi en tout cas, et trouve ça étrange. Séduisant, presque.

Elle ne se rend compte qu'elle mordille sa langue qu'au moment où un goût métallique se dépose sur son palais. Elle arrête immédiatement, mais son regard reste fuyant. Le Renard est-il redevenu sauvage ? « Ça n'est pas important. » Puisque je suis là, puisque je suis revenue.

Mille fois désolée d'avoir laissé tomber ce post si important, j'ai eu du mal à passer ces derniers temps..

Il y a quelque chose dans son regard. Quelque chose de froid, de dur, comme un verrou qui fermerait la porte d'un espoir déjà évanoui. Je l'ai vu, elle ne peut pas me le cacher. J'ai la respiration saccadée, tâchée par la colère et un sentiment sur lequel je n'arrive pas à mettre de mots. Colère envers elle ? Ne soyez pas idiot. Non. Une colère face au monde, face à celui qui lui a fait ça, face à moi-même. Pour l'avoir laissée partir comme une voleuse. « Tu ne comptes pas m'en parler. » Ce n'est pas une question, mais une simple affirmation. Elle a vécu quelque chose de terrible et refuse de le partager. C'est écrit dans ses yeux, transparaît dans la mécanique de son corps frêle et battu, dégouline de ses pores et empeste l'air ambiant. Pendant que je jouais à l'emo dépressif au fond d'une montagne glaciale, elle a vécu l'enfer. Ça me met un poids si énorme sur le cœur que je me sens tanguer.

Ce n'est pas le moment de tout gâcher, et pourtant, c'est ce que je fais. Je suis un être incurable. Un vrai imbécile, avec ce duel antinomique qui se joue dans ma tête : David contre Goliath. J'ai envie de la prendre dans mes bras et de détruire le monde. Amour infini et vengeance suprême fulminent dans mes veines.

t'inquiètes...

Elle ne répond pas.
Parce qu'il a raison. Qu'elle ne peut pas lui raconter. Pas encore. Qu'elle ne l'a encore raconté à personne. Qu'elle ne veut pas mettre de mots sur ce qu'elle a vécu. Des mots, des mots... comment pourrait-elle qualifier son enfer avec de simples lettres ? Ça lui semble inconcevable.
Face à l'être auquel elle s'est le plus ouverte, la princesse s'est pourtant barricadée, lui fermant ses pensées à double tour. Elle a jeté la clé bien loin. L'a avalée, même, pour lui rappeler parfois qu'elle est toujours là. Elle s'ébroue, reste silencieuse, se mordille de nouveau la lèvre. Elle aimerait se jeter contre lui, qu'il la serre, fort, fort. Qu'il lui dise tout ce qu'elle n'aurait pas pu entendre quand ils se connaissaient, avant, dans une autre vie – que tout va s'arranger, qu'il va la protéger, qu'il ne la laissera jamais.
Auparavant, elle aurait refusé ses démonstrations, ces paroles en l'air qui l'auraient rattachée à un lieu, à une personne, qui aurait fait d'un lien une menotte.
Aujourd'hui, elle aimerait les entendre. Le savoir, au moins.
Mais aucun mot ne vient, et c'est le silence, glacial, qui lui chante l'écho d'un Hiver éternel dans son crâne et dans son coeur.