,, entrave.

Elle en est au même stade. Rapidement séparée de Chao, elle s'est retrouvée elle aussi prisonnière dans une cage étroite où ses flancs frôlent les parois. Elle se sent pousser une montée d'adrénaline, partagée à une certaine appréhension. Et s'ils échouent ? Mais non, nous sommes les plus forts. Il ne peut rien nous arriver.
Il ne m'arrivera jamais rien.
Jamais.
Elle ferme les yeux très fort, se mordant l'intérieur des joues pour se forcer à ne pas se débattre, malgré que l'envie ne soit pas absente. Ils s'affairent. Ils l'affairent. Toute sanglée, il semble à la princesse qu'elle ne pourra même plus marcher, affublée de tant de choses. Et ils vont vraiment lui grimper dessus, maintenant ? Le comble du comble. Elle ne doit pas perdre son objectif de vue. Son travail à elle, ça sera la diversion. Les divertir. Les faire courir.
Et Aenor, c'est ce qu'elle sait faire de mieux ça, courir.
Elle répond à son ami qu'elle cherche du regard sans le trouver. Puis soudainement, avant d'attendre suffisamment longtemps une réponse, les portes s'ouvrent. Un poids monstrueux se retrouve sur son dos et lui comprime les hanches. Poussée par des cris et quelques coups de fouet, elle s'élance en avant en un bond souple. Il est temps d'entrer dans l'arène.

▲ Chao n'a pas le temps de recevoir des coups de fouets. Il est déjà dehors, les fesses de son cavalier tout juste dans la selle. Ils sont lâchés les deux en même temps, mais pour ne pas qu'ils se télescopent, les humains ont tout prévu. Ils sont séparés par une barrière provisoire. A peine s'est-il élancé que le sabino se met déjà à ruer, énergiquement. Oreilles couchées contre sa nuque, ses crins coupés qui ne lui fouettent pas le regard lui donnant une bonne vue d'ensemble, il fait le dos rond à chaque bon.
Puis il se rappelle. Ne pas perdre des forces. Malgré cette sangle qui lui étreint les hanches, ce poids sur son dos donc il veut se débarrasser, ce goût d'acier dans la bouche. Alors soudain il pile, net. Le cavalier reste en selle de justesse. Soufflant bruyamment, il cherche quelque chose d'autre, une idée, et cherche aussi Aenor du regard. Où en est-elle ?

Elle aimerait secouer énergiquement sa crinière, mais elle ne sent plus le vent dans ses crins roux. Oubliés, les boucles de feu. Il ne lui reste rien, sinon les flammes en elle. Un brasier qui va atteindre son apogée.
Un brasier, qui la brûlera vive. Mais ça, elle ne le sait pas encore.
Elle s'est d'abord mise à ruer elle aussi, mais au bout de quelques bonds seulement, elle s'est souvenue. Ne pas perdre de vue leur objectif. Elle a ralentit, et malgré les énergiques coups de pieds dans le ventre que lui fourgue son cavalier, elle cherche Chao du regard, jusqu'à le trouver, enfin. Elle hennit dans sa direction. La barre de fer lui déchire la bouche pour l'attirer dans la direction opposée mais ignorant la douleur, la rouquine se dirige vers la barrière qui la sépare de lui. Une maigre corde, en vérité. « Fous ton cavalier à terre, et saute par-dessus la barrière. Je m'occuperai des deux pour les garder ici. » chuchote-t-elle, essoufflée et comprimée par l'attirail qui la rend prisonnière. Pourtant elle se sent plus vivante que jamais.
Il lui reste si peu de temps pour étreindre cette étincelle vivace qu'elle porte en elle depuis sa naissance.

▲ Chao garde obstinément la tête basse, mordant le mord pour éviter que le cavalier ne puisse trop tirer. Immobile, jambes écartées, muscles tendus, il gronde. Le goût du sang se mêle à celui du fer. Il reçoit bien Aenor, et se redresse. L'humain tire, donne des coups d'éperons, l'étalon bascule la tête en arrière plusieurs fois, avant de carrément se cabrer.
A la verticale. L'homme tombe, l'entraîne avec lui.
Chao s'écrase.
Il tente de se relever.
Il a mal, partout, à la bouche, aux flans, aux membres. Sonné et le regard à demi fou, il s'élance brusquement pour semer les bipèdes qui se ruent sur lui. Il en bouscule un, et fonce, droit vers la barrière, boitant parfois, un postérieur amoché, un peu de travers.
Puis il bondit. Mais son postérieur endommagé cède, et tel un avion avec un réacteur en moins, il s'échoue sur la barrière, qui craque. Il souffle, bruyamment, incapable de se relever, hennissant comme un cinglé, les rênes emmêlées dans ses antérieurs.
Il n'est plus si jeune, à vrai dire. Il sent ses forces faiblir, là ou bien plus tôt, il aurait continué de se battre. Sans vouloir s'avouer vaincu, il sait que c'est bientôt finit.
Il sait qu'il est trop blessé pour que les humains le laissent en vie. Il est inutile. Même pour la vie sauvage.

Elle suit la scène comme dans un film. Ici et ailleurs à la fois.
Elle croit rêver. Mais il s'agit d'un cauchemar, ma belle ingénue. Tu n'as été qu'une princesse à tes débuts, soulevée haut par de belles paroles. Ne t'arrête jamais de courir, Aenor. Cours, jusqu'à la fin. Elle entend encore son père. Elle restera princesse. Surtout, elle restera libre. Alors que leur plan tourne au carnage, elle s'élance à son tour. Mais entre elle et Chao, le fil se dresse comme une muraille. Pourtant, elle s'élance. Souple, encore jeune, encore hargneuse. Mais tu n'es pas funambule, ma belle. Ton trône est en bois, ton château en carton. Son postérieur se prend dans le fil au dernier moment, alors qu'elle est sur la descente et que son saut était spectaculaire. Il en devient tragique. Elle s'effondre lourdement au sol. Son poids plume semble soudainement peser dix tonnes. La poussière se soulève, mais elle, elle ne se relève pas. Son antérieur droit s'est brisé net sous l'impact et il lui semble en coton. Il lui semble aussi qu'on entre dans sa chair mille aiguilles acides. Toxiques. Elle hennit, puissamment, et son regard si vif, mordu par la douleur pourtant à cet instant, cherche celui de Chao.
Elle ne sait pas comment lui dire. Lui dire qu'elle est désolée. Lui dire qu'elle est désolée d'avoir échoué. Qu'ils vont rester ici, tous les deux. Qu'ils vont y rester pour l'éternité.

▲ Chao repense à sa vie. Par flashs. C'est le dernière fois qu'il y songe. Son enfance, la disparition de sa mère, les crimes de son père. Harmonie. Sa belle jamais si douce, dont la beauté n'a d'égal que sa hargne. Il sourit. Un sourire invisible aux yeux des hommes. Il pense à ses enfants, dont il sait qu'il ne connaîtra pas l'avenir, au milieu de ces barreaux de bois ou dans les plaines venteuses de Galop Sauvage.
Il souffre. Il ferme les yeux. Aenor est tombée. La bataille est terminée. Les soldats sont à terre et leur délivrance bat de l'aile. Non c'est faux. Eux seuls sont libres, dorénavant. Presque. Dès que leur esprit aura quitté leur enveloppe charnelle, s'il s'avère que c'est ce qui se passera.
Les cavaliers avancent vers lui. L'un d'eux abat un coup de fouet contre sa croupe. Mais impossible pour lui de se lever. Il ne fait que tressaillir et, un peu, hennir comme un poulain égaré. Les étriers lui rentrent dans un flan, sa selle lui enlève encore du confort, sans parler de cette bride et de son corps blessé. Brisé. Lui aussi est désolé. Il remue un peu. Faiblement. Les humains secouent lentement la tête. L'un d'eux pointe un revolver en direction de sa tête. Il ferme les yeux. Un bruit assourdissant lui éclate les tympans et lui ôte la vie.
C'est le trou noir, le brouillard, ses fluides vitaux qui se vident hors de lui, la fin.
C'est la fin.

Elle aussi revoit sa vie.
Il te faudra toujours courir, tu es une princesse Aenor, ne l'oublie jamais. Je ne l'ai jamais oublié, Papa. J'ai toujours couru. Pour toi. Pour vous. Pour moi, avant tout. Elle repense à son petit prince. Arsène. Elle se souvient leur rencontre, leur jeu, la façon si subtile, tendre et timide qu'il avait eu de l'apprivoiser, elle, son renard. Dans l'histoire, le petit prince finit par laisser le renard, parce qu'il lui faut partir. Ils pleurent, les deux, mais ils s'en vont. Arsène est parti, lui aussi, et Aenor ne lui en a jamais voulu. C'était leur destinée de se rencontrer. De s'aimer. De se quitter.
Et ainsi, il ne saura jamais que le renard a péri, ici, sous les griffes d'un prédateur avec lequel elle n'a pas pu jouer. Encore moins gagner.

Le coup de feu ne la fait pas sursauter. Elle ne peut plus bouger. Il lui semble que son corps s'est gelé, paralysé par une douleur qui n'a aucun nom, qu'elle ne sent pas réellement, anesthésiée par l'adrénaline. Une adrénaline par laquelle elle a si souvent juré. De laquelle elle s'est si souvent nourrie. Qui va la tuer, aujourd'hui.
Le tueur s'approche d'elle à son tour. Elle n'a même pas droit à un coup de fouet. Il n'a pas besoin de vérifier. L'antérieur plié dans un angle incohérent signifie tout. Sa respiration haletante aussi. Ses iris vifs sont envahis par ses pupilles noires, dilatées, qui prennent toute la place. Elle ferme les yeux, et la vie quitte son âme avant que la balle ne parte. Elle n'aura même pas entendu.
Ni le coup de feu, ni l'envolée de corbeaux qui s'envolent en croassant, distillant dans le ciel une myriade d'étincelles noires et funèbres.