Tidim damdam

La nuit les englobe de ses bras engourdis. Elle floute leur champ de vision, démantèle peut-être leurs certitudes; mais aucune ne laisse rien paraître. Sa vision s'acclimate rapidement à l'obscurité frappante, soudaine. Et Lov continue, puisqu'elle est libre.
Libre de mourir, libre de vivre.

Aucune des gamine ne pipe mot, chacune concentrée de son côté, afin de ne pas terminer cette fameuse course le nez dans la neige. Coude à coude, Eryn et Lövojka galopent à en perdre haleine, aussi vite qu'elle le peuvent, droit vers leur destinée. À corps perdu.

Droit vers leur destinée.
Droit vers un gouffre de glace qu'elles n'ont pas vues. Grisée par la vitesse et les sensations que cette dernière lui procure, la jeune lionne accélère encore. À présent, elle galope ventre à terre. Ses membres avalent les mètres comme un prédateur avale sa proie. Ses oreilles sont plaquées contre sa nuque. Rien ne se dresse contre le vent. Elle est le vent.
Elle ferme les yeux. Et chaque pas la transporte un peu plus vers l'extase.
Et chaque pas la précipite un peu plus vers le bord.

La grise continue sa course, de plus en plus vite, de plus en plus loin. Jusqu'à ce que ses yeux, rivés sur l'horizon, ne remarque que quelque chose ne va pas. Au loin, ou, tout du moins, à quelques mètre des deux yearling, un gouffre. Et merde. Lov', arrête toi ! Hurle Eryn, à travers le vent et la vitesse, pourtant bien consciente que sa compagne de course n'a pas l'intention de la laisser gagner. Le gouffre Lov' il faut qu'on s'arrête ! Car bientôt, ce sera trop tard.

Mais Lov ne l'écoute pas. Elle ne l'entend même pas. Elle n'entend que le vent glacial qui siffle à ses oreilles une chanson proche de celles des morts. Elle trouve ça singulier. Elle trouve ça enivrant. Elle continue, encore et encore. Elle ne sait pas où est Eryn et ça n'a plus d'importance. Elle est seule. Seule au monde, seule sur sa planète. Rien ne l'arrêtera.

Le gouffre est là, à présent. Il est à ses pieds, et elle ne l'a pas vu. Alors elle saute. Alors, elle vole. Mais elle n'ira pas bien loin. Pas assez loin. Ce n'est pas que l'autre bord est trop loin. C'est qu'il n'y a pas d'autre bord. Alors, elle va tomber, et elle le sait.

Putain de merde ! Elle ne l'a pas entendue. Ou alors elle ne l'écoute pas. Voire, les deux. Ralentissant alors légèrement, afin de se placer derrière son amie, la yearling grise fait la seule chose qui lui vient à l'esprit : elle attrape sa longue queue blanche et freine des quatre fers, afin de s'ancrer au sol, telle une enclume. L'ancre qui empêchera Lovojka de sauter droit vers la mort. Sauf que la jeune caramel saute. Puissamment. Le mouvement envoie Eryn au sol. Mais elle ne lâche rien, se sachant le dernier rempart entre Lov' et la Faucheuse.
Là, allongée, traînée au sol, la grise prie pour avoir assez de force pour empêcher la chute mortelle qui attend la silver.

Elle vole. Elle vole !
Rien ne peut l'arrêter. Pas même la mort. Elle continuera encore de voler, plus tard. Elle en est persuadée. Son cerveau la déconnecte. La réalité n'existe plus. Elle se mêle à l'imaginaire, à la fiction, au mensonge. Le temps n'est plus qu'une tromperie, les minutes se sont suspendues. Plus rien ne compte, plus rien n'existe.
Puis c'est le choc.
Elle s'est sentie freiner un peu avant, c'est vrai. Mais elle n'y a pas prêté attention. Sans doute le vent. Sans doute un fantôme. Alors elle a sauté, par instinct. Elle sait que ça ne sert à rien, mais il fallait voler avant la chute. Pour la rendre plus belle, peut-être. Puis c'est là qu'un boulet de canon l'a percutée de plein fouet. Son encolure vrille, mais elle la sent soutenue. Elle n'a pas vraiment le temps de comprendre ce qu'il se passe qu'elle atterrit lourdement dans la neige. Son membre antérieur droit se plie, l'autre pas. Elle ressent un léger craquement. Mais son cerveau ne la connecte pas, pas encore.
Elle vole toujours. Les yeux clos, elle attend paisiblement que ses chimères retouchent la terre ferme.

Elle a peur. Mais ne lâche rien.
Elle ne veux pas savoir sa nouvelle amie étalée, sans vie, une centaine de mètre plus bas. Eryn ne lâche pas. Tétanisée, tous muscles tendus, la yearling espère un peu naïvement avoir assez de puissance pour retenir le corps de Lov'.
Jusqu'à ce qu'une ombre, une masse énorme, surgisse à sa droite. Tout se déroule si vite que la pauvre grisette n'a pas le temps de réaliser qu'elles sont toutes les deux en vie, sur la terre ferme. Allongée là, complètement hébétée, une touffe de crins nacrés entre les dents et dans la bouche, la fille d'Hawk regarde la scène, sans vraiment la voir. Jusqu'à ce que, finalement, son esprit regagne son corps. Et qu'elle se relève, lentement. Sans remarquer l'étalon, qui vient de les sauver, toutes deux. Non. Hébétée, la seule chose qu'Eryn trouve à faire c'est d'aller voir Lov'. Lov ? Looov ? L'appelle-t-elle, bien consciente que la silver n'est pas encore revenue vers eux. Elle non plus d'ailleurs. C'est visible dans son regard. C'est pour cela que la yearling ne s'est pas encore retourée vers leur sauveur pour le remercier.

Et puis la réalité revient. Douce, douloureuse. Petit à petit, comme une torture. D'abord, elle prend conscience des formes autour d'elle. Elle constate qu'elle a les yeux grands ouverts, écarquillés. La lumière l'aveugle, mais elle n'arrive pas à ordonner à son cerveau de fermer ses paupières. Le souffle lui manque, il lui semble qu'il est resté prisonnier dans sa cage thoracique sans qu'elle ne parvienne à l'en extirper. Puis les appels incessants la sonnent, puis la ramènent.
Elle lève un regard pâle et inexpressif vers Eryn. Elle voit trouble, elle se sent lourde. Elle n'arrive pas à lui répondre, échange seulement un regard d'incompréhension. Que s'est-il donc passé ?
Puis, la douleur arrive. Comme une boule de bowling. Elle terrasse tout sur son passage, vague déchaînée. Ça la secoue d'un frisson désagréable. Elle sursaute, grimace. Elle voudrait pleurer. Mais elle n'y arrive pas. La douleur lui coupe la respiration. Puis un autre murmure. Loka. Sa tête se relève d'un coup de nouveau, et elle dévisage avec colère son sauveur. Pour elle, il ne l'a pas sauvée.
« Tu.. pourquoi tu as fait ça ?! » Elle crie, son visage est déformé par la douleur, par l'incompréhension. Elle aurait pu s'en sortir ! Non Lov, tu seras sûrement entièrement désarticulée au fond du ravin, à l'heure qu'il est. S'il n'avait pas sauté, lui aussi. Mais elle ne sent que la douleur. Intense, dévorante. La douleur est partout. Le monde est devenu douleur. Elle se relève.
Mais son antérieur ne tient pas et dans un cri, elle s'écroule de nouveau au sol, mordant la poussière. Si elle ne peut plus marcher, alors sa vie doit s'achever. « Ma.. Ma j-jambe... » gémit-elle, perdue, terrorisée, aussi. Elle regarde tour à tour les deux, sans savoir quoi faire.

Eryn assiste à ce spectacle sans savoir que dire, ou quoi faire. Perdue. Choquée aussi, de voir l'antérieur de Lov' das cet état. De la voir dans cet état. Alors elle ne bouge pas, psychologiquement pas encore assez mature pour pouvoir supporter cela. Pour savoir comment réagir, ou savoir que faire.

Dans son esprit, c'est le néant. Total. Jusqu'à ce que l'étalon lui adresse la parole. Heu ... Eryn ! S'exclame la gamine, tremblante. Je vais voir ce que je peu trouver. Et la jeune grise de déguerpir, non sans manquer de se gaufrer, lamentablement. L'étalon l'impressionne. La situation la déstabilise. Et ce qui vient de se passer à totalement annihilé son esprit pratique. Bref, Eryn n'est plus qu'un amas de muscles et de chair mouvante, à la recherche de quoi tenir la jambe de Lov'.
La voilà qui revient, traînant derrière elle des branches solides et de quoi lier le tout. Comment et où elle a trouvé ça, bonne question. Elle qui n'a jamais vu ou fait d'attelle de sa vie .. L'instinct, peut-être ?

Il la calme, d'un ton autoritaire, ce qui la met encore plus hors d'elle-même. Elle ne se rend pas compte. Qu'il l'a sauvée. Elle le dévisage, furibonde. « Ne.. me.. touche PAS ! » s'insurge-t-elle, oreilles plaquées contre sa nuque, prête à le mordre s'il approche. Elle s'éloigne de son épaule qu'elle aurait bien aimé utiliser comme un soutien, pourtant, et s'aide d'un arbre pour se relever. Le tronc lui semble rugueux, dur, et elle aimerait s'y cogner la tête plusieurs fois pour détourner la douleur de son membre. Elle toise l'étalon d'un mauvais oeil, comme si elle n'était pas elle-même. Elle ne le connait pas. Elle a connu Madden ; et aujourd'hui, c'est un étranger qu'elle a face à elle. Un étranger qui lui a bien amoché la jambe. Elle porte son attention agitée sur Eryn. « Je ne crois pas que je pourrai m'en servir pour marcher.. » murmure-t-elle, plus adoucie envers son amie, bien qu'elle ait un infime espoir que de simples branches puissent la faire courir à nouveau un jour.