▴ L’appel du sang [B]

B A I L E Y

Elle ne lui avait pas donné la vie au Nord comme elle aurait dû le faire, au contraire, elle était née durant l’exode au milieu de nul part. Et pourtant, Bee aurait tellement aimé qu’elle voit ces terres qui auraient dû être sienne, à elle aussi, un jour ou l’autre. Mais, aussi faible soit elle, c’est ici qu’elle cherchait sa fille, Idunn, espérant qu’elle ressentirait au fond de ses entrailles l’appel de leurs origines.

Le Nord. Deux raisons la poussent à traîner dans les environs : ses origines et la mort. La réflexion aussi. Qui regroupe probablement ces deux sources de présence. Idunn a tellement maigri depuis le décès de sa mère. Elle est.. méconnaissable. Seuls les milliers de petits points qui butinent sa robe rendent sa silhouette caractéristique. Le froid mord directement ses membres endoloris par la marche. Mais elle est incapable de s'arrêter. Elle est partagée entre l'envie de découvrir ce monde qui aurait du être le sien et celui de sa mère, et le désir de la rejoindre dans l'univers où elle se trouve maintenant. Sa route croise la route d'un immense ours polaire qui apparaît comme le reflet certain de son état : un véritable squelette. Leurs regards se croisent, tous deux dépourvus de la moindre crainte, mais emplis de désespoir. Ils restent face à face, à une vingtaine de mètres, pendant de longues minutes. Elle croit se voir dans cette piteuse bête autrefois si majestueuse. Et finalement, elle met fin à sa réflexion en lui tournant le dos. Elle s'éloigne au pas, sachant parfaitement qu'il n'aura pas la force de la poursuivre, se demandant qui quittera le monde des vivants en premier.

Le froid mordant du Nord lui pique les joues et parvient à passer la barrière de sa peau devenue si fine, ses muscles fondus ne stoppant pas non plus sa course, gelant la totalité de son squelette. Elle est vexée, meurtrie, de voir cet ancien allié devenir un ennemi. Elle, ancienne fille du Nord, plus fille de rien à présent.
Elle avance difficilement, le blizzard commençant à se lever. Ses yeux distinguent une silhouette, elle semble imposante au loin, pour une final n’être que grande et amaigrie. Elle se surprend à avoir de la peine pour ce pauvre ours, si bien qu’elle échange un regard compatissant avec lui, auquel il répond par un autre rempli de lassitude. Il continue son chemin, errant au hasard dans ce désert arctique, cherchant peut être un but à ce qui lui restait de semblant de vie.
Un frisson lui parcourt le dos après cette rencontre macabre. Peut être comme un électro choc aussi. Bee devait remonter la pente, trouver le courage de puiser dans ses ultimes ressources, sinon elle ne serait bientôt elle même plus que le pâle reflet de ce qu’elle était, ou avait pu être. Elle le devait à pas mal de monde, mais aussi et surtout, à elle même.

Plus loin, une autre silhouette se dessine. Maigre elle aussi. Par certaine de pouvoir supporter d’affronter le regard d’une autre âme mourante, elle commence à détourner le regard, tout en se sentant honteuse de le faire. Mais avant que ses yeux ne quittent définitivement ce corps fluet, des détails l’interpellent. Alors elle s’attarde, s’immobilise tout en plissant les yeux. Second électro choc. Idunn ..? son souffle est emporté par le vent, faible, surpris, atterré. Elle interpelle, elle interroge mais à quoi bon ? Elle le sait, c’est elle. Les larmes ruissellent sur son visage. C’était indescriptible, elle le ressentait au plus profond de son être que c’était sa chair et son sang qu’elle avait face à elle, mais .. que s’était il passé ? Son corps ... il était si maigre. Son visage, son regard, la flamme de joie qui y brillait vaillamment semblait s’être éteinte. Une vague de culpabilité la submergea mais aussi de rage et de colère. On l’avait empêché d’être là pour sa fille. Oh mon dieu Idunn, ma chérie ... Elle s’élance alors vers elle, et bien que son corps ne soit pas plus vaillant que le sien, elle vint enrouler son encolure autour de la sienne, l’enlaçant à la fois avec le peu de force qui lui restait et tendresse.

De nombreuses rafales soulèvent la neige du désert blanc en vastes tourbillons. L'horizon n'est plus lisse désormais. Et avec la danse délicate et vibrante que les terres glaciales lui offrent, la température chute. Le vent qui s'est levé lui arrache quelques frissons le long de l'échine et elle peine à continuer son avancée. Alors même si ce n'est pas la tempête qui risque de l'arrêter, quelque chose la foudroie sur place. Idunn se tient tout à fait immobile, le poil hérissé sur son corps mal nourri. La silhouette de sa mère vient d'apparaitre devant elle. Ce n'est qu'un mirage. Comme la chaleur peut vous en faire voir, il en est de même avec le froid. Ce n'est qu'un mirage. C'est ce qu'elle ne cesse de se répeter. L'image de sa mère l'appelle. Par son prenom et avec la voix douce er caractéristique de Bailey. Idunn ne reagit pas. Elle regarde sans comprendre. Elle est tellement tentée d'y croire. Et puis il y a un contact. La petite jument sursaute, le corps de sa mère est si froid.. et aussi maigre que le siens. Mais Idunn fait un bond en arrière et se détache de l'étreinte. Là, elle dévisage cette forme qui s'apparente au corps de sa mère, méfiante. Ma mère est morte.

La séparation est brutale, redonnant au froid toute sa vigueur, la redoublant même peut être, la persécutant d'avantage. Bailey ne masque pas sa surprise, cherchant des réponses dans le regard méfiant de sa fille. Cette distance entre elle lui faisait si mal, bien plus que ce tout ce qu'elle avait du endurer ces derniers temps. Bee commence à faire un pas dans sa direction puis se ravise, restant immobile à sa place, ne souhaitant pas la brusquer. Les mots tombent dans son oreille et ce fut comme si elle, elle tombait une nouvelle fois de la falaise. Comment pouvait-elle oublier que tout le monde la pensait morte ? Sans doute la joie sans nom qui l'animait de revoir Idunn, et en même temps ce déchirement de voir son corps aussi faible que le sien. Elle retient ses larmes, elle devait être forte pour elle. Oh ma chérie, je suis tellement désolée ... Sa voix tremble néanmoins, trahissant ses émotions intenses, sa douleur. Elle s'excuse, bien qu'elle n'y soit pour rien. Pourquoi s'excuse t-elle alors ? Peut être pour tout, pour l'équilibre familial qu'elle n'avait pas su lui offrir, pour ces heures qu'elle n'avait pas su lui accorder, pour avoir manqué nombreuses de ses premières fois, pour ne pas être la confidente avisée, pour ne pas avoir su la protéger ... Pour être une mauvaise mère. Et pourtant, elle l'aimait à en perdre la tête. C'est moi Idunn. Elle se sait peu convaincante, avec son air affligée et faible, sans doute pleurnichard aussi. Ta maman. Comme si elle était encore qu'une frêle petite pouliche, et elle une jeune mère un peu perdue, mais qui l'aimait éperdument.
   

Idunn la regarde avec une intensité déconcertante. Elle peine à cligner des yeux, incapable d'accepter la disparition de l'image de sa mère. Elle commence à y croire. Elle veut y croire. Désespérément. Follement. Éperdument. Et c'est aussi comme ça qu'elle l'aime. Comme ça qu'elle a vécu la nouvelle de sa mort. Comme ça que ses émotions se sont brusquement décuplées. Qu'elle a perdu pieds. La mouchetée pose doucement ses naseaux sur la peau glaciale de sa mère. Il y a de la chaire là dessous. Du sang qui circule et un cœur qui bat. Maman.. Je... Elle n'arrive pas à trouver les mots. Ne réalise toujours pas. Drôle de parallélisme, elle a tellement envie de pleurer qu'aucune larme ne parvient à s'extirper de ses yeux vitreux et cernés. Ne me fais plus jamais ça! Fait-elle soudainement en s'écartant d'elle, nerveuse et contrariée. Mais la petite boule d'électricité se calme bien vite et vient, enfin, se loger contre sa mère. Enfin.

Sa bouche reste légèrement entrouverte, attendant, lui laissant le temps d'assimiler, de comprendre ce qui était entrain de sa passer. Mais l'attente se transforme en lente agonie. Avait-elle perdu sa fille pour toujours ? Les traits de son visage ne sont que des suppliques silencieuses, ses yeux cherchant éperdument les siens. Elle voudrait ajouter quelque chose, mais que dire ? Que faire ? Sa voix reste emprisonnée dans sa gorge. Bee tente un pas en avant, se ravise pour un deuxième. Et puis le contact.
Ce fut comme une décharge électrique. Ses yeux se ferment, un soupire de soulagement lui échappe, prenant forme devant sa bouche dans un nuage éphémère. Elle s'éloigne et un Non ! désespéré lui échappe. Cependant Idunn revient avec douceur et Bailey a le loisir de pouvoir se blottir contre elle. La chocolatée fait abstraction de leurs corps abîmés, de leurs âmes escarpées, profite simplement de la présence de sa fille contre elle. Je suis désolée, tellement désolée ... répète t-elle encore et encore, dans un murmure faible. Trouvons un abri. finit-elle par souffler, se détachant d'elle à contre coeur, essuyant les larmes qui lui avait échappé sur la pointe de son épaule. Viens ma chérie. Elle ne voulait pas bouger sans elle, elle ne le pouvait pas. Plus loin, elle avait repéré une grotte, elles attendraient là bas que la tempête passe, et elles auraient tout le temps de discuter des récents évènements.

Elle n'en doutait pas, mais elle est ravie que sa mère prolonge leur étreinte. Idunn presse ses naseaux contre l'encolure de la brune, s’imprégnant encore et encore de son odeur si distinguée. L'odeur d'une mère. Cette présence qui lui a tant manquée. C'est à peine croyable.. Et quand Sueño l'apprendra aussi... Les pensées d'Idunn se recentrent rapidement sur sa mère. Elle a beau apprécier des dizaines d'individus tout aussi importants les uns que les autres, Bailey primera toujours. Les deux juments gringalettes arborent désormais, ensemble, une figure bien plus imposante. A la fois similaires et différentes, la mère et la fille déguisent la banquise d'un manteau d'amour. Je te suis. Elle comprend petit à petit ce qui se passe. C'est tellement irréelle. Tellement pas croyable. Idunn colle ses flancs à ceux de sa mère et les deux nordiques avancent à l'unisson. C'est si bon d'être guidé par notre créatrice.

Même si son corps est faible, avec Idunn retrouvée et à ses côtés, elle se sent plus forte que jamais. Lentement, difficilement aussi, elles avancent dans le blizzard les yeux plissés, se protégeant tant bien que mal. La marche se fait silencieusement, mais elle en profite pour tenter de faire le ménage dans son esprit, des milliers de questions qu'elle brûlait de lui poser affluaient de tout les côtés.
Au bout de quelques minutes, elles parviennent enfin à la dîtes grotte. Elle n'est pas très grande, mais largement suffisante pour elles deux. Bee fait entrer Idunn avant elle, et avant d'y pénétrer à son tour, elle lance un dernier regard sur la banquise autour d'elle, voulant s'assurer qu'un prédateur affamé ne les aurait pas prises pour cible. Ne discernant rien de menaçant, elle entre à son tour.
Écoute ma puce, je voulais te dire qu... Bailey s’interrompt brutalement, une vive douleur au ventre lui arrachant un cri et la contraignant à mettre un genou à terre de part sa violence soudaine.

Idunn suit sa mère ; elle sent son cœur se réchauffer à mesure qu'elle passe du temps à ses côtés. Elle se sent littéralement revivre. Elle dresse ses oreilles lorsque Bailey s'apprête à lui annoncer quelque chose et soudain.. sa mère est prise d'une vive douleur. Le cœur de la mouchetée fait un bond dans sa poitrine et elle s'incline aussitôt pour soutenir le corps de sa mère contre le sien au cas où elle n'aurait pas la force de tenir. Ses yeux s'écarquillent, ravagée par l'inquiétude. Maman ! Qu'est-ce que tu as ?

D'où venait cette douleur ? Son corps était-il encore plus mal en point que ce qu'elle ne pouvait le penser ? Elle n'a pas vraiment le temps d'y penser, d'y réfléchir, elle doit prendre sur elle, impérativement. Inquiéter Idunn était la dernière chose qu'elle désirait. Bee serre les dents, et avec l'aide que lui apporta sa fille, se redressa. Ne t'inquiètes pas, ça va aller. parvient-elle enfin à dire, mais dans un souffle uniquement. Une idée germe dans son esprit, une appréhension plutôt. Et si .. ? Non, c'était impossible, elle s'en souviendrait quand même. Mais ces rêves ... Elle chasse cette horreur de son esprit, se pencherait sur ce tourment plus tard.
Ses yeux cherchent ceux de la picotée. Bailey reprend son souffle en fermant les yeux, puis les rouvre, couvant son enfant d'une infinie douceur. Je suis vraiment désolée de ne pas avoir pu être là pour toi durant tout ce temps ... Je ne sais pas ce qu'on t'a dit sur moi, ce que tu as peut être entendu. J'ai été capturé par les natifs et j'ai réussi à m'enfuir. Mais dans cette fuite, j'ai chuté d'une falaise, enfin.. On m'a poussé. avoue t-elle. Même si elle voudrait toujours préserver Idunn du côté obscur dont recèle certains individus, elle savait qu'elle échouerait d'avance alors autant qu'elles essaient de les affronter ensemble. Mais j'ai survécu à la chute, et j'ai du rester cacher là bas, sur leur île. J'ai cherché la sortie pendant des jours, des semaines, sans jamais la trouver. Je mourrai à petit feu, je devais agir vite, te retrouver, retrouver Sueño. J'ai fini par prendre la décision de traverser à la nage. Cela a été long, laborieux, j'ai cru abandonner à de nombreuses reprises... Mais je suis enfin là, je peux te voir de nouveau, te toucher.. Tu m'as tellement manqué. Et ... J'ai eut le temps de réfléchir là bas, et je sais que... Que je n'ai pas été la meilleure des mères, que je n'ai pas été assez présente pour toi, même avant ça. Et je ... Je veux que ça change, si tu le veux bien.

Idunn écoute le récit de sa mère, extrêmement concentrée. La picotée boit ses paroles, s'en imprègne totalement. Elle a l'impression de vivre son épopée à travers ses mots. Elle note que tout est de la faute des natifs. Elle sent son échine se hérisser mais n'interrompt pas Bailey. Qui ! Qui l'a poussée ? Qui a osé ? L'arabe se voit déjà lui faire la peau. Mais la suite laisse le cœur d'Idunn en suspend. Ses petits yeux ébènes s'humidifient. Elle a beau être incapable de lâcher le regard intense et emplit d'émotion de sa mère, elle finit par se résoudre à l'enlacer avec force. Ne dis pas ça maman... Mais au fond d'elle, Idunn sait qu'elle a raison. Que les choses auraient pu être différentes si Bailey s'en était donné les moyens. Mais la petite jument est incapable de lui en vouloir. Elle ne le lui reprochera jamais, ne cessera de l'admirer pour rien au monde. Et bien sûr que je le veux. Maintenant que tu es revenue je ne compte plus te lâcher. Et si tu disparais encore une fois, gare à toi ! Et ces foutus natifs... qu'on leur fasse la peau. Gronde t-elle.

Ses prunelles noisettes répondent à l'humidité de celles de la picoté, s'emplissant de larmes à leur tour. Elle en vient même à se demander si elle avait cessé de pleurer un seul instant depuis qu'elle avait retrouvé Idunn. C'était si beau, si inespéré, de la revoir, de l'avoir près d'elle. Elle se laisse aller contre l'encolure fine, trop fine, de sa fille lorsque cette dernière l'enlace avec force. Une force qu'on ne soupçonne pas, une force qui la surprend et la rassure à la fois. Je suis là, et je reste là. Devrait elle dire « promis » ? Peut être qu'elle le devrait, mais elle ne le peut pas, car elle sait plus que n'importe quoi à présent que tout est incertain. Elle était là, et elle voulait rester. Pour Idunn. Pour Sueño aussi. Pour ses amis. Mais elle ignorait de quoi était fait demain, et elle n'attendrait plus une seconde pour vivre. On aura notre vengeance. souffle t-elle dans un murmure. Ca aussi elle pourrait le promettre. Mais elle voulait d'abord s'occuper de sa relation avec sa fille, de sa relation de couple, avant de penser à leur faire la peau. Mais elle y pensait. Oh oui elle y pensait. Cela l'obsédait presque. Mais Bee s’évertuait à le cacher, elle s'efforçait que cela ne soit pas sa priorité.
La chocolatée se détache légèrement d'Idunn pour pouvoir contempler encore son doux visage. Parle moi de toi.

Idunn approuve tous les dires de sa mère. De toute façon, elle sera toujours d'accord avec elle. C'est ensemble qu'elles sont fortes. C'est ensemble qu'elles sont belles. Ensemble qu'elles sont reines. Ensemble qu'elles doivent vivres. Mais lorsque la demande fatidique tombe, Idunn fuit le regard de sa mère. Je n'ai rejoins personne. Enfin si, Draggan mais.. il disparaît sans cesse. Je ne peux pas suivre quelqu'un d'invisible. Murmure t-elle, à moitié déçue. Je suis restée seule jusqu'à.. jusqu'à la venue au monde de mon enfant...

Bailey ne parvient pas à déterminer si elle voulait dire qu'elle aimait ce dénommé Draggan, qu'elle aurait aimé construire une histoire avec lui, ou si elle avait désiré rejoindre un clan qu'il avait voulu créer. Bee met la fuite de son regard sur le compte de la timidité, et donc fait penché la balance en faveur de la première hypothèse. Un petit sourire amusé mais tendre commence à étirer ses lèvres. Mais brièvement. Très brièvement. Ton … Ton enfant ? elle baffouille faiblement, dans un murmure presque inaudible tant la surprise la prend de court. La gifle est tellement violente. Les larmes lui piquent de nouveau les yeux mais elle expire lentement par la bouche pour se maitriser. C'est ce Draggan qui est le père ? Où est ton enfant ?