can you hear the scream ? e

C'était là, au fond de la Jungle, que la brune s'était rendue. Elle avait eu besoin de s'y rendre. Un besoin viscéral. Celui de se rendre là où il avait vécu pour la dernière fois. Là où il s'était éteint, ou plutôt, écrasé, désintégré. Elle observait la chute, comme si elle pouvait retracer le saut de chaque goutte, et le spectacle se répétait, inlassablement. Il n'y avait plus de sang sur les roches, la Jungle avait tout englouti, tout effacé. Elle avait annihilé son corps et son esprit, et peut-être est-ce ici qu'il vivra pour l'éternité, désormais. Enja s'avança dans l'eau, avant de se laisser sombrer en son sein. Pourra-t-elle l'entendre, sa voix, ainsi immergée ?

Les oreilles dans l'eau, tous les sons lui paraissaient plus diffus, plus lents. Elle avait fermé les yeux, retenu sa respiration, comme si elle avait voulu que la cascade l'aspire, elle aussi. Elle y songea, un instant, elle aussi. A frôler la mort, peut-être à la côtoyer d'encore plus près. Parce que ça la rapprocherait de son défunt. Mais toutes ces pensées, aussi sombres soient-elles, n'avaient pas de sens. Et elle le savait. Elle s'était interdit d'abandonner. Une première fois dans la pyramide, une seconde fois juste devant elle. Si elle vivait, ce n'était plus pour elle mais pour ses enfants. Pour préserver sa mère, sa sœur, son frère, et Hooker. C'était plus difficile de vivre pour soi-même que pour les autres.

Son corps était déterminé à flotter. Aussi se laissa-t-elle porter. Le vide qu'elle portait en elle était probablement ce qui la maintenait à la surface. Un instant, il lui sembla même que c'était Xander qui lui caressait ainsi le dos. Peut-être que de l'au-delà, il revenait. Elle se redressa et jeta un regard dans cette direction. Un regard d'où transperçait tout son désespoir, parce que bien sûr, ce ne fut pas son compagnon qui était là. Elle croisa le reflet de son propre désespoir dans les yeux de Hooker. Parce qu'ils étaient tous affublés des mêmes blessures. Et moins ils étaient pour partager cette peine, plus cette dernière était lourde à porter. Enja détourna le regard. Elle n'osait plus regarder qui que ce soit dans les yeux. Ni Fiona, ni Hooker, ni même Bryséis. Alors elle était partie. Avec Thyl, maintenant avec Poppy. Et avec Indiana, aussi. Pourquoi venait-il à elle, aujourd'hui ? Elle n'avait pas les armes de Bryséis. Elle ne pouvait pas le réconforter. Elle n'en avait pas la force. Le premier pas fut le plus difficile, mais elle le fit. Avant de littéralement fondre, et l'enlaça, lentement, dans un geste mou. Ridiculement molle. Comme la vulgaire poupée de chiffon qu'elle était, cette étreinte raviva le feu de ses larmes, ses yeux la faisant souffrir à force de pleurer.

Elle était partagée entre deux sensations, selon là où son esprit acceptait de se trouver. Sa chaleur corporelle la rassurait, la transcendait, allait raviver un peu ce qui restait d'elle. Une petite dépouille qui se débattait pour vivre, encore. Et d'un autre côté, elle se sentait terriblement imperméable à cette chaleur. Elle l'aimait, depuis toujours, comme un père. Mais aujourd'hui, elle l'aimait d'un amour coupable. Coupable de ne pas avoir sauvé son fils, à lui. Elle étouffa l'un de ses sanglots. A force, elle se contrôlait mieux. « Je n'ai pas su... Je n'ai pas su le sauver. » Parce qu'elle s'estimait être celle la mieux placée pour le faire, même si ce n'était pas tout à fait le cas. Elle avait été au plus proche de son cœur, de son âme, pendant tout ce temps. Elle avait été la plus proche de lui, avait partagé sa couchette, avait plongé le plus longtemps dans ce regard qu'elle n'oubliera jamais, ni dans sa meilleure, ni dans sa pire version. Son étreinte se fait plus ferme, comme si cette fois, c'était s'accrocher qu'elle souhaitait. « Alors c'est moi qui suis désolée. Pour Lövojka, pour Gaya, pour Xander, pour Asmund. Pour Hekâ. » Parce qu'elle continuait d'espérer qu'au fond, ils continuaient d'être tous liés. Que ce soit par le sang ou par les Shaan, à ses yeux c'était la même chose. Elle n'avait pas su les sauver, tous. Elle avait toujours eu un train de retard, et pourtant elle sombrait en même temps que les autres. Alors qu'elle aurait volontiers sombré seule, pour les préserver tous.

Les faits, dans leur entière cruauté, risquaient de l'affecter encore bien longtemps. Enja ne savait pas si elle sera pleinement capable de tourner la page, un jour. Cela ne lui traverse même pas l'esprit pour le moment. Elle écoute, avec docilité, avec résignation. Chacun y allait de son interprétation, parce que personne ne pouvait pleinement comprendre, peut-être. Parce que personne n'avait jamais réellement franchi les remparts de sa psychologie, à lui. Peut-être sa mère, mais elle n'était de toute façon plus là pour le sauver à ce moment. « Merci... » souffla-t-elle, la voix fragile. Une vague de fatigue la saisissait, ses pleurs lui ôtaient toute son énergie depuis l'événement, sans compter la naissance de sa fille. Elle observa, elle aussi, silencieuse. Mais aucun silence ne sera assez long pour se recueillir auprès de son ancien compagnon.