nothing left to say

https://youtu.be/JrTvtsSewG4

Ombre silencieuse dans la brume, Enja observait les tombes, certaines ne portant pas de noms. Il n'y aurait ni assez d'offrandes florales ni assez de place dans ce cimetière pour honorer tous ceux qu'elle avait perdu. Elle se figea en voyant des ombres danser dans les vapeurs. Elle aurait d'ailleurs juré entendre son nom.

Elle croit l'entendre à nouveau, et oriente avec virulence son visage dans toutes les directions. Ses démons se moquaient encore d'elle, et son esprit mordait à l'hameçon comme à l'accoutumée. Sans savoir qu'elle n'était pas vraiment seule, elle hurla, brisant avec fracas le silence qui régnait dans les lieux. Pour les éloigner, pour ne plus les entendre.

Son hurlement fut plus bref qu'elle ne l'aurait souhaité, sa respiration était courte. Enja se sentait désorientée. Comme si elle ne savait même plus où elle était, ni pourquoi. Cette sensation déroutante l'accabla, et elle se demanda pourquoi elle avait quitté sa précieuse jungle. Finalement, une autre voix, bien réelle cette fois. Elle le savait car c'était ses oreilles qui avaient entendu, et non son esprit. Elle bégaya quelque chose d'incompréhensible avant de reprendre. « Vous savez ressusciter les morts ? »

Elle cueille ses paroles et sème son silence. Un instant, l'on aurait juré qu'elle s'était effacée, ou qu'elle allait au moins s'éclipser. Un silence pesant qui pourtant ne la faisait pas ciller. Son expression se fissura soudainement, auparavant impassible. « Donner la vie à quelqu'un, prendre celle de quelqu'un d'autre. Prix à payer ? Ordre des choses ? Injustice infâme ? ... » Elle continua comme cela pendant encore de longues secondes, si ce n'est plusieurs minutes, comme la folle qu'elle était devenue. Soudain, elle se redressa légèrement, plantant à nouveau ses iris sombres dans celles du brun. « Alors vous ne pouvez pas m'aider. »

Elle était une déception en elle-même. Son courage et sa ténacité, elle semblait les avoir oubliés dans son ancienne vie, dans son ancien corps, dans son ancien "elle". Trop de fragments de son âme s'étaient éteints en une fois, et contrairement aux autres, elle n'avait pas guéri. Hekâ, Asmund, Xander, Nyveèn. Et tous ceux qu'elle n'avait plus revus, qui étaient peut-être morts, eux aussi, emportant des brins d'elle, jusqu'à la mettre à nu sans pudeur. « C'est une chose dont je me suis rendue compte bien assez tôt. » concéda-t-elle calmement, les yeux un peu hagard, comme si elle parlait de derrière une vitre, depuis un autre monde. Elle ne porta sur le mâle qu'un regard absent, vitreux.

« Je ne cherche rien. » répliqua-t-elle en se renfrognant légèrement. À vrai dire, elle attendait juste la mort, à défaut de pouvoir se la donner elle-même. « Ni aide, ni support, ni ma famille, ni... » Ses amis ? Ils étaient tous morts. De ce côté, plus grand chose à chercher. Elle déglutit sans terminer sa phrase. Dans un instant de lucidité où ses propos n'étaient plus aussi incohérents, elle reporta son regard sur le jeune mâle. « Vous me dites quelque chose. Qui êtes-vous ? »

À l'évocation des Shaans, elle se sentit comme davantage ancrée dans la réalité. Douloureusement ancrée. S'il y avait bien une époque dont elle se souvenait clairement, c'était celle-ci. Celle qu'elle avait tant chérit, avant de participer implicitement à sa destruction. Son cœur se serre, elle se souvient bien. « Horus... » Sans même qu'il ne le veuille, ce petit Horus avait été au cœur d'un scandale. Un scandale qui n'était pas le sien. Secrètement, elle avait toujours espéré qu'il sache se montrer hermétique face à tout ça. À le voir, on croirait aisément qu'il avait réussi, du moins, à continuer sa vie au-delà des préjugés. Elle s'avança de plusieurs pas vers lui, pour mieux l'observer, peut-être pour mieux retrouver les vestiges de Nyveèn, avant même ceux de Xander. Il y avait tant de ce qu'elle avait aimé en lui. Elle effleure son toupet, plonge dans les yeux dépareillés. L'oeil-lune. Elle sourit. Certainement un sourire triste, mais un sourire quand même. « J'aimais beaucoup ta mère, elle m'était précieuse. J'aime à croire qu'on l'a tous aimée, chacun à notre façon. Chacun plus ou moins secrètement. » Elle songe à Hekâ, elle songe à Nyveèn quand elle était captive, puis quand elle l'a recueillie avec son oreille en lambeaux. Elle songe au poison qu'elle aurait pu lui administrer. Elle ne regrette rien, mais la voilà nostalgique, alors elle perd son sourire, parce que la douleur revient. « Je suis contente de voir que tu as bien grandis. » C'était un peu pitoyable comme phrase, parce qu'il était adulte depuis longtemps, mais c'était sincère.

Des contraires formels. Elles l'étaient oui. Sur la fin, l'usure de la vie les avait rapprochées à nouveau, comme deux sœurs ayant rendus les armes. Car même du haut de sa superbe, Nyveèn avait elle aussi perdu son combat contre la vie. Désolée, elle ne l'était même plus pour elle-même, juste fataliste. Quand elle y songeait, la promesse de cette conclusion avait été réalisée depuis longtemps. « Non. J'ai quitté l'Erg depuis longtemps. » Elle s'interrompt, les lèvres serrées. Elle n'aurait pas pu continuer au sein de l'Erg, voir la souffrance provoquée sur tous ces visages chéris, endurer le regard éteint de Fiona, le deuil et la déception d'une famille entière. « Je vis seule, dans la jungle, depuis... longtemps. » conclut-elle pour éviter de fournir des détails, pour éviter ne serait-ce qu'évoquer les raisons de son départ, de ces jours sombres que tous semblaient pouvoir affronter sauf elle. « J'espère que tu t'épanouis au sein des Nayati. »