clap clip clap petite pluie d'avril tombe du ciel en jolis diamants / Somebody

Il pleuvait, des cordes et des cordes. L'adolescente, qui, par réflexe, s'était réfugiée sous le vieux Saule, finit par pointer le nez dehors, puis par sortir à toute allure. Presque immédiatement trempée, elle se mit à virevolter sous les gouttes d'eau, riant comme une demeurée et chantant une comptine qui ne voulait rien dire.

Clap Clip Clap petite pluie d'avril
Tombe du ciel en jolis diamants.
Clap clip clap petite pluie d'avril
Ta mélodie est un enchantement
Enchantement,
Enchantement.

Mary la regardait de loin; la sombre blanche était trempée jusqu'aux os, prostrée comme un chien battu. Un jour, elle aussi, elle s'était amusée sous la pluie. C'était quand elle était encore aveuglée de couleurs, quand les habitants de son monde imaginaire étaient encore joueurs; quand elle n'avait pas encore ouvert les yeux aux horreurs du monde et de sa vie. Sa vie pourrie, tout comme son cœur.

Elle danse, virevolte et cabriole. La comptine prend de l'ampleur, elle chante son admiration à la pluie, elle rit, Somebody. Elle chante son bonheur et elle rit. Soudain, tout semble se figer. La pluie continue de dégringoler, les gouttelettes frappant son petit dos. Là, au loin, une silhouette est ramassée sur elle-même. Pensant qu'elle a un problème, l'innocente s'approche. L'aspect sombre que dégage la blanche ne suffit même pas à la faire reculer. Deux yeux noisettes, tendres et luisant d'une inquiétude injustifiée pour quelqu'un qu'elle n'a jamais vu, se posent sur Mary. -Vous allez bien ?

Elle est si belle, si tendre. Mary lui en veut, la jalouse. Pourquoi elle n'y a pas droit ? « Oui. » La jument blanche fixe la douce enfant et la détaille sans aucune gêne, presque avec désinvolture. « C'est quoi ton nom. » Ce qui devait être une question sonnait comme un ordre.

Tant de brutalité, d'amertume dans ce ton. Une voix qui aboie pour demander son nom, un regard dur, teinté d'un sentiment qu'elle ne discerne pas encore. -Je m'appelle Somebody. Enchantée. Un doux sourire illumine son visage. -Et toi ?

Enchantée, disait-elle; mais Mary n'avait rien de quelqu'un d'enchanté. L'enchantement s'était arraché d'elle, l'avait quitté, ne laissant que du gris, du noir, du blanc, sans plus une nuance aucune. Il y avait le bien, le mal, son monde se limitait à ça. « Mary. » Un rictus ironique déforma ses lèvres et pinça ses naseaux. « Comme Mary Poppins, tu sais, la bonne jument toute douce, gentille, qui fait des tours de magie ridicules. » Elle se blessait elle-même dans ses mots, se mutilait. « Sauf que tu vois, cette Mary là, elle existe pas. Il n'y a que moi. »

Choquée par les paroles de la jument, elle recula un peu. Ah oui, les douches froides ça fait toujours moyennement du bien. -Pourquoi... Pourquoi dites-vous cela ? Un nouveau sourire franc apparut sur ses lèvres. -Je suis sûre que ce n'est pas si catastrophique en vous...

Elle était comme ça Somebody. Son monde était encore tout beau tout rose, le destin, ô cruel destin, la laissait consolider son petit cocon. La chute en serait plus brutale encore. Le sourire devint une mimique horrifiée. La vérité est souvent douloureuse. -La souffrance ? La désillusion ? Elle secoua la tête, incapable d'y croire. Elle savait parfaitement que cela existait. Sa propre mère avait été trahie, violée, souillée et humiliée. Mais c'était comme les légendes, c'était toujours plus facile d'y croire quand on y était directement confronté, ce qui, pour le moment, n'était pas son cas. -Je préfère vivre dans un monde bercé d'illusions, comme vous dites. Je préfère que ma vie ne soit qu'un beau rêve, même faux, plutôt qu'une vérité trop douloureuse et horrible. Fit-elle, sérieusement. Jamais de sa vie elle n'avait été aussi sérieuse et calme.

Mary avait un cœur de pierre, du moins, c'est ce qu'elle aimait arborer, pour se convaincre elle-même d'être inatteignable. Mais au fond, personne n'était plus fragile qu'elle. Une moue de dégoût tordit son visage triste lorsqu'elle vit la confusion de la petite jument. Au fond, ce n'était pas de sa faute à elle. « Pffff, ne pense pas à ce que je dis. Il n'y a plus que du poison qui sort de ma bouche. » Elle tourna la tête, n'osant plus la regarder dans les yeux.

Elle soupira. Somebody n'avait pas souvent été confrontée à tant de souffrance dans sa vie. Et la jument la touchait, quoi qu'elle ait pu lui balancer. -Si vous ne pensez plus qu'au mal, c'est parce que vous avez trop vécu dans ce mal. Qu'est-ce qui vous a autant fait souffrir ?

« Je suis née dans le mal, par le mal. »

Elle fronça les sourcils. -Vous savez, les origines ne font pas tout non plus... J'ai... J'ai été aussi conçue par le mal, et je n'en veux pas à la terre entière pour autant. Parfois il faut apprendre à composer avec, même si c'est dur et que ça fait mal.

« Ce n'est pas ça le problème. Enfant, j'étais gentille, douce, adorable, farfelue… Jeune adulte, j'étais naïve et poétique, disait-on. Le mal de ma mère m'a rattrapé, même morte elle trouvait le moyen de me faire mal. Ce mal, c'était Vaati, amoureux déçu qui me prenait en lot de consolation : j'étais la réplique de ma génitrice. Et non content de m'avoir, il m'a trompé avec une tueuse. » Elle soupira. « Alors oui, je déprime, je trouve le monde moche et je fais face à plusieurs désillusions. J'en prend un coup, je tombe d'autant plus haut que je croyais le monde entier gentil. » La jument eut un rire narquois. « Mais je me relèverais. Je ne resterais pas à ramper au sol comme ma mère, à me faire écraser par les autres. Je réagirais avant. C'est pour ça que j'ai décidé de m'entraîner, de me faire une carapace dure pour que quiconque m'approche y pense à deux fois avant de me faire du mal. Comme ça, je protégerais la joie de vivre - oui, oui - qui est en moi, quitte à la garder pour moi seule. » Son regard noir viola celui de son interlocutrice, intense. « Et j'ai aussi décidé de voir le monde tel qu'il est, de ne pas me cacher les yeux. Voilà pourquoi, en ce moment, j'y fais face comme un chien malade et agressif. C'est une question d'habitude. »

En écoutant le discours de la grise, Somebody se retrouva choquée, une part de son petit monde rose et angélique fissurée par ces quelques phrases. Une partie de la désillusion qui lui retombait sur le pif. Elle se reprit bien vite, compatissante. -Oh, je vois... Je suppose bien que vous avez des circonstances atténuantes mais... Elle tenta de reprendre contenance, bafouillante. -Enfin je veux dire... Vous, vous voyez peut être le monde tel que vous pensez qu'il est... Mais ce n'est pas parce que la vie a été dure et injuste avec vous que tout est noir, et que comme vous dites, il faut vivre ainsi, comme un chien malade et agressif et je ne sais quoi d'autre encore... Ce n'est pas parce que vous avez vécu tout ça que le bonheur n'est plus permis...Fit-elle, sa voix allant en crescendo.