Fire

Tu secoues tes crins nacrés. Ils sont devenus si clairs, et ton corps si sombres, à l'égal de tes prunelles, dont le ciel s'est couvert depuis des lunes déjà. Comme si ton âme pourrissait de l'intérieur, contaminant tout autour, grignotant les seules parcelles d'espoir qu'il te restait. Tu ne sais pas vraiment avec précision ce qui t'a rendu ainsi. Personne ne le sait. Mais ton mal-être s'agrandit, comme une épidémie, dévorant tes rêves et tes illusions, pour en faire de la bouffe à démons. Pour avoir de quoi les nourrir. Errant sur tes propres terres comme un fantôme, tu reconnais dans l'air une odeur bien connue. Ton éclaireur. Tes naseaux frémissent. Tu ne l'as pas revu depuis la guerre. Pour dire vrai, tu as évité de faire la liste de ceux qui restaient encore aux abonnés absents, de peur de dresser un portrait d'êtres tombés au combat qui te dépasserait. Mais tu n'aurais pas supporté de perdre Heymönn. Ton conseiller. Un être pour qui tu as tant de confiance, d'estime et de respect.

Tu presses le pas, malgré ton antérieur encore boiteux. Ta mâchoire te laisse parler depuis quelques jours, même si la douleur est toujours lancinante par moment lorsque tu forces trop. Tristes mais si légères séquelles laissées par la guerre comparées à celles internes. Tu l'aperçois alors, de dos, et t'arrêtes plusieurs mètres en arrière. Un fin sourire s'étire sur tes lèvres cendrées qui avaient cru avoir oublié comment faire. Pour manifester ta présence, tu hennis doucement, attendant qu'il se retourne.

Tu le regardes approcher, rassuré. Lui ne te fuis pas. Pas comme tant d'autres, partis, enfuis, comme s'ils avaient vu le démon dans tes yeux devenus si noirs. Un fin sourire allume ton visage fatigué, où les cernes maquillent tes yeux et ton regard encore vif malgré les cicatrices à fleur de tes iris. À sa question, tu lui adresses seulement un regard long et d'abord muet. Comment vas-tu, hein ? Comme quelqu'un qui revient de la guerre. Et on ne va jamais bien dans ces cas-là. Bien, réponds-tu pourtant, plus par courtoisie que par réelle sincérité. Tu n'es pas là pour t'amouracher du statut de martyre. Tu n'en es pas un. Ni même une victime, dans ce combat. Et toi ? J'ai eu si peur de ne pas te revoir après l'affrontement. Mais j'étais certain que tu étais encore debout, quelque part. Nouveau sourire bref, éphémère, mais sincère. Tu lui donnes un léger coup de naseaux. Merci d'avoir combattu à mes côtés. Tes prunelles brillent d'une chaleur particulière, tandis que tu le remercies, à ta façon. Simplement d'avoir été là. D'avoir tenu sa promesse.

Et tu ne remarques pas que ton jeu de comédie est puérile et mal construit. Non, tu le penses bien fait, tu te penses même doué. Erreur, Solheim. Tu soupires doucement à sa question. Ta tête se secoue lentement de gauche à droite, comme les aiguilles d'une horloge titanesque, celle qui aurait raison de toi, de vous, de tout le monde un jour où l'autre.

Non, je n'en ai aucune idée. J'essaie de revoir chacun de nos combattants pour m'assurer qu'ils ont survécu. J'avoue qu'à la toute fin du combat, j'étais dans un bien piteux état, je n'ai pas pu vérifier sur le moment quels corps étaient les nôtres et lesquels étaient les leurs. Tu te sens irresponsable, incapable d'assumer ton rôle, tes responsabilités. Tes naseaux s'ouvrent, hument cette odeur de sang irréelle qui te colle encore à la peau. Une illusion de ton subconscient abîmé, sûrement. J'ai été surpris et.. blessé de voir l'un des nôtres, un Nordique, un de mes frère de coeur.. se battre dans le camp ennemi. Tes yeux se sont clos. Toi, tu n'as pas l'habitude des guerres, des affrontements, de ces carnages qui te marquent à jamais. Des griffes au fer chaud dans ta mémoire, qui souillent tes souvenirs, les salissent. Peut-être la prends-tu gentiment, cette habitude malsaine. Tes yeux s'ouvrent de nouveau sur l'éclaireur du Nord et tu as un mouvement de tête respectueux.

Dans son monde ? Tu frémis légèrement, l'observant d'abord sans bouger. Tu ne sais pas vraiment quoi en penser. Alors il a tant l'habitude des batailles que cela ? Et toi Murphy, c'est quoi ton monde ? Un de tes membres se met légèrement à trembler et comme si tu voulais chasser une mouche qui n'existe pas, ta tête s'agite sur le côté avant de se remettre droite.
Tu veux plutôt chasser ces démons invisibles qui te harcèlent, qui rampent près de ton âme en attendant la faille. Ne jamais lâcher la garde. Ne jamais leur laisser le champ libre. Tu finis par le suivre, te mouvant d'un pas plus agité. Ton antérieur reste pourtant fragile. Je ne regrette pas non plus l'issue de la bataille, avoues-tu avec un échange de regard envers ton conseiller. Le silence retombe. Tes os roulent sous ton corps affaibli par la guerre, l'effort, le manque de sommeil qui creuse tes cernes et le manque de soins vitaux que tu oublies parfois simplement. Combien de fois as-tu oublié de te nourrir, Solheim ? Une pensée autodestructrice effleure ton esprit légèrement déséquilibré et te fait frémir de l'intérieur comme de l'extérieur. Tu t'arrêtes brusquement, tournant un regard légèrement inquiet vers le bai. Soudainement, tu ressembles de nouveau à ce poulain orphelin. Heymönn.. J'ai besoin d'aide. J'ai besoin qu'on me dise si je vais dans la mauvaise direction. Quelqu'un de confiance, qui n'aura pas peur de me blesser. Qui n'aura pas peur.. de me brusquer pour me faire garder la raison quand je suis aveuglé. Tu fais une légère pause, le souffle court, ayant tout débité d'un seul coup. Ton regard s'échappe vers le sol, vers le vide, où tu dessines ces ombres invisibles. Le Nord a besoin d'un bras-droit rationnel, à défaut que ça soit le cas de leur dominant.

Tu tiques à quelque chose – une de ses paroles sûrement – et ta tête effectue un bref mouvement de côté. Mais cela fait bientôt des mois, des années, que je n'arrive pas à accuser quoi que ce soit. En effet, depuis la pseudo mort de Nox, ton amant, il faut dire que tout s'est dégradé, que les pertes, les départs, les éloignements, t'ont rendu à la fois vide et empli d'un feu incontrôlable. Une énergie malsaine et versatile qui t'entraîne dans les tréfonds de l'obscurité. Vers l'endroit où le Diable te susurre des enchantements mesquins. Tes pupilles s'agrandissent d'inquiétude lorsque tu entends ses phrases. Alors tu vas partir, toi aussi ? geins-tu presque comme un enfant, ce qui rappelle qu'au fond, tu n'as que cinq années à ton actif, dont plus de deux à errer comme un fantôme dans une vie qui te semble étrangère. Tu aimerais retrouver ce temps où tu pouvais te recroqueviller contre un corps chaud et plus grand. Un autre départ te semble insurmontable, soudainement, comme une épreuve digne des travaux d'Hercule et tu laisses tomber tes oreilles comme un chien errant et battu. Si tu.. si tu veux quitter le troupeau à un moment, s'il te plait, préviens-moi seulement avant. Ne disparais pas juste.. comme ça. Comme ça. Dans un nuage de fumée qui ne laissera que le goût amer des regrets dans ta gorge. Trop sont partis comme ça.

La simple question du bai éveille une peur soudaine au fond de tes entrailles. Tu lèves un regard à la fois surpris et blessé vers lui. Te retirer tes fonctions ? Donner la dominance à quelqu'un d'autre ? Mais à qui ? Et toi, que deviendrais-tu ?
Resterais-tu sur tes anciennes terres à errer, comme un vagabond, en regardant quelqu'un de mieux – parce qu'il serait forcément mieux que toi – gouverner ? Ou bien partirais-tu, lâche, comme un déserteur qui abandonne son territoire après une période difficile ? Oserais-tu revenir après ça ? Comme une fleur, qui n'a plus sa place ici.

D'ailleurs, les fleurs n'ont jamais eu leur place sur la glace. Tu ne vois pas les avantages que cela pourrait avoir sur toi. Non, tu ne vois rien, aveuglé par l'amertume de tout ça. Je ne peux pas..., souffles-tu. Tu baisses la tête, la relèves. Elle te semble si lourde. Habitée par trop de démons. Je domine depuis que je suis yearling. Si je les laisse, je.. je m'en voudrais trop et si je pars... je n'oserai jamais revenir. D'un seul coup pourtant, cela te semble être une solution. Une échappatoire. Mais pourrais-tu quitter toute ta vie ici ?

Tes yeux assombris fixent le bai. Tu n'arrives pas à accepter ses paroles. Elles te font tiquer, et ta tête se secoue de plus en plus de gauche à droite sans aucune raison clairement valable. Puis tu te figes, les yeux clos, les dents serrées. Es-tu donc déjà trop vieux, avec à peine cinq années à ton compteur ? Dois-tu déjà battre en retraite ? Tu rouvres les yeux et ta colère s'est un peu évaporée. Ne reste qu'une lassitude immense. J'ai certes eu cette dominance trop tôt, mais je me suis construit avec elle, j'ai grandi ici, avec elle, ça m'a tout appris. Ça ne m'a pas apporté que du mal, loin de là. Si je l'abandonne, même temporairement, je sombrerai sans elle. Tu soupires. Il doit te trouver lassant et puérile. Avec tes réactions imprévisibles et parfois terriblement enfantines. Tu sais, c'est vaniteux mais quelque part, j'en suis fier. Je ne peux pas quitter mon poste. Ta voix s'est faite plus affirmée et tu avances de quelques pas, agitant tes oreilles comme des girouettes. Fin de la discussion.