~ Sleeping beauty

Elle a l'impression d'entendre son père. Alors Aenor sourit. Ne nous pleure jamais. Ne sois jamais triste en pensant à nous. Jamais, d'accord ? Alors Aenor obéit. Elle n'est jamais triste quand elle pense à ses parents, quand bien même sont-ils morts. Ou sûrement. Au fond, elle n'en sait rien, mais elle le devine aisément. Elle incline la tête. Il n'est pas son père. Nul autre que lui ne saura lui dicter sa façon de vivre. « Un allié ne nous retarde jamais. » lui apprend-elle avec un clin d'oeil. Elle l'observe se lever, sans avoir encore fait ne serait-ce que quelques pas. Ses yeux sont fixés sur le loup, qui reprend conscience, lui aussi. Il secoue son poil majestueux et pousse un rugissement tonitruant. Elle hausse un sourcil, nullement impressionnée. C'est comme si Aenor ne connaissait pas la peur. Le danger. La menace de la mort. Elle n'a peur de rien. C'est ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse. « Si je pars devant, on ne se reverra jamais, petit prince. » murmure-t-elle, pensive, allusion au fait qu'il y a de fortes chances qu'il se fasse embrocher dans cet état. « À l'est, au détour d'une vingtaine d'arbres d'ici, il y a un petit étang. Attends-moi là-bas. Si tu me laisses y aller, je te promets que la prochaine fois, c'est moi qui t'y attendrais sagement. » Elle l'observe, avec une certaine urgence car la décision doit être prise dans les prochaines secondes. Elle veut juste semer l'animal. Elle a encore toutes ses capacités. Et chez elle, la princesse était la plus rapide du troupeau. Elle sera plus rapide que lui. Elle n'en doute pas. Peut-être le devrait-elle, rien qu'un peu ?

Elle a ce sourire qui efface les peines, brave les interdits, affronte les dangers et refuse de céder sa liberté. Elle a cette force de caractère qui me rend fou - qui m’énerve au plus haut point et qui m’enchante comme jamais, ambivalence inexplicable. Quelque part, c’est parce qu’elle me voit comme son allié que je trouve la force de me relever. Elle pense que je ne la retarderai pas, j’espère ne pas la décevoir. Le loup gronde comme le tonnerre et la terre semble trembler. La foudre va bientôt frapper. ’Si je pars devant, on ne se reverra jamais’. Elle semble pensive. « Te manquerais-je, si l’on ne se revoyait plus ? » Malgré la souffrance éprouvée par mes sens, la lueur d’un sourire éblouit mon visage crispé. On ne se connait pas, mais j’ai le cœur qui cogne dans ma poitrine. J’accuse la douleur. Elle me propose un lieu où fuir, une trêve que mon corps est tenté d’accepter. Je me mords les lèvres, sans détacher mon regard de la bête qui vient de hurler à la mort à côté de nous. « Je… » Elle connaît les lieux, c’est indéniable. Comment saurait-elle pour l’étang, sinon ? Un soupir résigné s’échappe de ma gorge. Elle semble savoir ce qu’elle fait, et je n’ai pas envie de remettre sa parole en doute, cette fois. Le verbe d’un allié est digne de foi. Boitillant vers un arbre dans la direction qu’elle a indiqué, je m’arrête en chemin pour la contempler un instant. « Une fois là-bas, je compterai jusqu’à 500. Tu m’entends ? 500, pas plus. Si tu ne reviens pas d’ici là, blessé ou non, je te retrouverai. Je te jure que je te retrouverai. Tu es mon alliée, Princesse. Ne me fais pas regretter de t’avoir écoutée. » Mon corps me fait de plus en plus mal, mais je choisis de l’ignorer. Je ne veux plus écouter ses plaintes incessantes. Je déglutis, et prononce dans un murmure presque inaudible « Reviens-moi, belle inconnue. La partie ne faisait que commencer. »

Cette fois, je me force à avancer sans me retourner. Au fur et à mesure de mes pas, je regrette ma fuite, je regrette d’avoir écouté, je regrette de partir. Je ne suis pas un lâche, j’ai décidé de l’écouter. Elle prend les choses en main, elle sait ce qu’elle fait. Le sait-elle ? Vite, il faut que j’avance, avant de changer d’avis. Je ne dois pas me retourner.

Il lui pose une question presque intime. Ils ne se connaissent pas, mais Aenor trouve ça intime, oui. Pour toute réponse, elle lui sourit. Hoche la tête. Bien sûr qu'il lui manquerait. Elle a envie de le connaître en dehors du jeu, maintenant. Elle a envie de voir ce qu'il vaut quand il n'est pas dans l'arène avec elle. Arène dans laquelle il est à cause d'elle, en fait. Donc elle doit l'en sortir, à présent.
Elle l'observe avec sérénité s'éloigner. Elle ne semble pas stressée, ni angoissée, pas même perturbée. Elle sent le loup approcher, mais ses yeux ne se détachent pas du missionnaire qu'elle envoie en éclaireur l'attendre quelque part. À sa dernière réplique, elle sourit. Et pour toute réponse (ou adieu ?), elle lui fait un clin d'oeil. C'est tout.

Elle fait volte face et passe devant le prédateur. Il la frôle d'un coup de griffes, mais Aenor ne le sent pas. La princesse est reine. Elle connait ses limites – puisqu'elle n'en a aucune. Elle ne connait pas l'emplacement de chaque arbre, mais elle connait son endurance. Et surtout, sa vitesse. Le loup tombe dans le panneau comme un débutant. Il se fait avoir comme un bleu. Il la suit, il la prend en chasse. Il boite un peu, le malheureux ! Mais il a quelque chose qu'il partage avec Aenor : leur force d'espoir, leurs croyances désabusées, celles de se croire invincibles. Malheureusement pour lui, il n'y aura qu'un gagnant aujourd'hui. Et ça sera elle.
Elle s'enfonce dans les bois, le loup aux trousses. Mais quelques arbres les séparent bientôt, et elle accélère, encore. Elle ne galope plus. Elle vole, la princesse. Elle vole, elle vole, elle ne touche plus le sol. Et en guise d'énergisant, elle a dans la tête le doux visage de l'étalon d'or. Son petit prince.

1, 2, 3... J'avance avec cette peur au ventre, un drame est toujours si vite arrivé... Tel un ouragan, il emporte tout sur son passage et on ne peut plus prétendre rester la même personne qu'auparavant. Il n'y a que son sourire, l'éclairci de mon ciel noir de douleur, qui me tient en vie. Penses-y Arsène, elle t'a souri. C'est comme si elle t'avait dit oui, comme si le jeu s'était transformé en rendez-vous. 50, 51, 52... Ces pensées m'obsèdent mais me permettent d'avancer, je réalise avec stupéfaction que j'ai dépassé une dizaine d'arbres  avec pour seul bagage l'espoir et la souffrance. Les roses ne cessent de fleurir sur mon corps mais je me concentre sur la richesse de la nature. Le cardinal rouge, posté sur sa branche un peu plus haut, qui chante à en perdre le souffle et qui rappelle à mes oreilles le son d'une jolie voix. Une jolie voix qui me retrouvera bientôt. J'ai foi en cette voix. 200, 201, 202... Les reflets des feuillages qui surplombent les lieux, rougeoyants, me font penser à sa robe de feu, rayonnante sous le soleil de midi. "Fais-le, princesse. Il ne sera jamais plus fort que toi." Je murmure à ma propre conscience, au courage qui baigne mon corps et tente de le faire avancer. Je murmure à l'espoir, l'espoir qu'elle s'en sorte et vienne me retrouver. L'étang miroite de milles feux derrière les arbustes, je suis arrivé à bon port. 300, 301, 301. Tic, tac. L'horloge tourne et mon cœur est au bord de l'explosion.

Ici, je n'entends que le clapotis de l'eau sur les roches humides. Ici, je n'entends plus que la respiration sereine de la forêt. Ici, la mort n'existe pas. Je n'entends plus rien, et jamais le silence n'a été aussi assourdissant. 380, 381, 382... Où es-tu, belle inconnue ?

Elle est en contre-la-montre. Une course contre celle du soleil. Contre celle de sa vie. Contre celle de la logique naturelle. A + B prédisent sa mort, mais elle remet les équations à plus tard, Aenor n'a pas la tête à les résoudre pour le moment. Elle a la tête dans le ciel, déjà, tant ses sabots frôlent à peine le sol. Elle s'envole, l'ange du soleil. Elle file. Si vite que sa silhouette n'est bientôt plus qu'une traînée incandescente dans le paysage gris de la forêt. Du moins c'est l'image qu'elle se plait à imaginer. Elle ferme les yeux et voilà que le silence se fait. Un silence qui se veut rassurant, puisqu'elle n'entend plus les cartes de son adversaire taper contre le bois. Elle n'entend que sa respiration haletante et l'espoir qui se mue en cri de victoire dans son cerveau. Elle a réussi.

Au fond, c'est prétentieux, mais elle n'en a jamais douté. Et elle n'en doutera jamais. Parce que rien ne l'enfermera (elle en a fait le serment, à son roi). Elle bifurque soudainement, envoyant valser un buisson que son corps frôle, toujours lancé à vive allure. Elle ne sent plus les griffures de la mort sur ses flancs, seulement le compte à rebours qui a changé son cours. Qui a inversé les rôles, et ça fait, dans son coeur, chaque battement comme des tambours à répétition. Tous en choeurs. Elle trouve rapidement l'étang où il l'attend, fidèle au rendez-vous. Au fond, elle n'en avait pas douté non plus. Son prince est plein de fleurs rouges et il mériterait une couronne. Elle s'avance, au petit trot, la respiration rauque mais pleine de ces étincelles qui font l'oxygènes. Elle pourra au moins dire qu'elle aura connu les vertiges et les grands écarts de la vie. Ceux qui vous coupent le souffle. « L'étang est magnifique, n'est-ce pas ? » Elle est arrivée par derrière, camouflant ses pas dans des rafales de vent qui jouent en sa faveur. Elle se poste à ses côtés, sans le regarder, comme si ça rendait les retrouvailles encore plus spéciales. Ses yeux étincellent de la même façon que la surface de l'eau, comme si les deux se partageaient les lumières clignotantes qui n'appartiennent qu'à la danse du soleil et de ses rayons miroitants. Elle frôle son flanc, blessures légères contre blessures plus graves, comme pour partager la douleur, pour l'épancher dans la beauté du paysage. Parce qu'Aenor le sait. Un vertige peut soigner la douleur, puisque celle-ci n'est que fictive, qu'elle est cérébrale, qu'elle est chimère.

400, 401, 402... L'horloge s'affole, les secondes défilent à la vitesse de la lumière, l'aiguille se désintègre du cadran. Le compte à rebours arrive bientôt à échéance, et le vent n'a toujours pas apporté les effluves de sa présence. Le silence a le poids de l'univers et j'ai l'impression que le ciel me tombe sur la tête, je le relève à bout de bras jusqu'à ce qu'il décide, finalement, de m'écraser. Je vacille et m'écroule dans l'eau tiède, qui purifie mon corps douloureux. Toutefois, je ne me sens pas plus léger. 498, 499, 500... Boum. C'est mon être tout entier qui explose sous le soleil au zénith, c'est l'heure de la délivrance qui se transforme en fardeau. 510, 511, ... Elle n'est pas là. J'ai dit que je n'alignerai pas plus de chiffres dans ma tête, et pourtant je n'arrive pas à me libérer l'esprit de tous ces nombres qui ne sont rien, sinon l'espoir. Non, je n'arrêterai pas d'espérer.

Je rampe à moitié vers la berge, me cramponnant aux pierres pour faciliter ma remontée. Je relève la tête, bien décidé à la retrouver. Le corps dégoulinant, je jette un dernier regard vers l'horizon, me disant qu'elle arriverait peut-être de l'autre côté. Rien, sinon le vacarme insonore et destructeur du silence. Le poids écrasant du vide. 'L'étang est magnifique, n'est-ce pas ?' Mon cœur s'arrête, une nouvelle fois. La voilà. Je pivote sur mes talons avec une telle rapidité que ma vision devient floue. Son regard, rivé vers le lointain, est victorieux. Je laisse la fraîcheur d'un sourire me redonner vie, tandis que je l'observe, silencieux. Il est magnifique, en effet - mais il n'existe pas de mots pour décrire de telles splendeurs, dans de telles circonstances. Le silence reste le meilleur discours. Elle m'effleure le flanc, et je ne sens presque pas la brûlure de ma peau mutilée. Onguent de ma douleur, elle me soulage plus qu'elle ne me tiraille. Cet échange, qui pourrait paraître banal, est en fait un partage de nos vies respectives, une preuve de notre existence en ce monde. Un lien unique, qui rappelle que nous avons joué avec la Mort, et que nous nous en sommes sortis. Qu'est-ce que la vie, sinon un jeu que l'on subit ? Je ronfle des naseaux, soulagé de la voir ici. La tension redescend mais mon pouls est lancé dans des montagnes russes qu'il ne sait pas toujours escalader. "Je t'avouerais que je prends le temps de l'apprécier depuis que tu es arrivée, princesse." C'est une manière détournée de lui dire que je m'inquiétais, que je l'attendais, et que je suis rassuré de la voir là, vivante. Je n'ai juste pas envie de le lui dire aussi directement, tout comme elle n'aimerait pas que je le fasse. Nous ne parlerons pas de danger, parce qu'aujourd'hui, le Petit Chaperon Rouge a échappé au Grand Méchant Loup. L'enfant est devenue belle, forte et indépendante. C'est une princesse qui mérite des brassées d'étoiles dans les doigts, de la poussière d'ange sur les paupières et des passages déroutés sous ses pas.

Ses paroles la font sourire. Parce que ça la touche, quand même. Si Aenor ne montre jamais rien, ne rougit jamais quand on lui fait un compliment, là, elle est forcée de laisser filtrer qu'elle est touchée. Et émue. Son pouls commence enfin à se calmer, là pulsant contre le flanc du doré. La course ne s'est pas arrêtée pour autant. Elle ne s'arrêtera jamais. Il faudra toujours continuer de courir. De courir pour se sentir vivant. C'est cela qu'on lui a appris, à Aenor. Et elle ne l'oubliera jamais.
Elle laisse sa respiration s'échouer sur la surface de l'étang, plus bas. Elle laisse la tension redescendre, quitter ses veines. Elle laisse l'adrénaline la quitter, pour un moment. « Connais-tu l'histoire du petit prince qui vivait sur une planète éloignée ? » demande-t-elle alors soudainement. Elle jette un bref coup d'oeil à ses blessures, mais comme il ne dit rien, elle imagine qu'il n'a pas vraiment mal. Curieuse, elle penche la tête sur le côté et se plonge dans ses grands yeux immenses. Dans ses iris où elle voit encore se refléter les chiffres, le compte à rebours, la course. Elle sourit, un peu. « D'ailleurs, je ne connais même pas ton nom. » fait-elle remarquée, amusée qu'ils aient déjà vécu tout ça ensemble sans connaître l'identité de l'autre. Au fond, quelle importance ?
Pour elle, il est le petit prince de son existence, à présent.

Le doux tremblement d’un sourire agite ses lèvres et je sais, à ce moment précis, qu’elle est touchée. Il ne m’en faut pas plus. Je n’ai pas envie d’être exigeant, je veux simplement me laisser porter par les vagues doucereuses des événements.  Je la trouve belle mais ne lui dis pas – je profite, simplement, en laissant mon regard danser sur elle, dans l’ombre que les branches dessinent avec le soleil. Depuis quand une telle galanterie sommeille en moi ? La question demeure, suspendue dans l’espace, et je ne la rattrape pas au vol. « Sur quelle planète vivait-il, ce Prince esseulé ? » Je vois ses yeux, deux ambres sertis dans l’écrin de son visage radieux, qui se promènent sur mon corps meurtris. Mes blessures me brûlent l’échine mais je me suis habitué à la douleur. Comme si les corps faisaient partie d’une toile géante, dont les fils avaient chacun une propriété. Il suffit de les manipuler comme bon nous semble pour nous accommoder de ce qui dérange. Pour mettre un terme à la souffrance. Je souris. « C’est vrai… je ne connais pas non plus le tien. » fais-je remarquer à mon tour, comme tiraillé par l’idée de lui révéler mon identité. Ce n’était qu’un nom, après tout. Qu’est-ce qu’un nom, quand on réalise tout ce qu’on a pu vivre en une poignée de secondes si infime sans en connaître l’essence… Allons-nous poursuivre le jeu en gardant cette part d’inconnu, troublante et fascinante à la fois, ou allons-nous nous révéler au grand jour ? Je ne dis rien d’autre, et pourtant, c’est comme si je venais de tout lui révéler. Comme si je venais de lui indiquer ‘Si tu veux percer le mystère, alors je te dirai qui je suis’.

Elle se souvient de ce conte, de cette histoire, que lui racontait souvent son père. Et sans savoir pourquoi, aujourd'hui, elle a envie de la raconter. Elle penche sa tête doucement sur le côté, en l'observant avec une tendresse maternelle, amicale, ambiguë. « Il vivait sur un astéroïde. L'astéroïde B612, qui était à peine plus grand que lui. » Elle fait quelques pas, lâchant le regard du doré un instant, pour observer la surface de l'étang, qui brille de mille feux, allumée par le coucher du soleil. « Le petit prince aimait beaucoup les couchers de soleil. Un jour, l'astéroïde s'est écrasé sur la Terre, et il s'est retrouvé dans un désert infini. C'est là qu'il a rencontré le renard. » Elle tourne vers lui un regard étincelant, comme si ses yeux s'étaient changés en pierres de feu. « Il lui a dit "viens jouer avec moi !", mais le renard a secoué la tête. "Je ne peux pas, je ne suis pas apprivoisé.". Le petit prince a voulu l'apprivoiser, alors. Malgré ce que lui disait le renard. "Si tu m'apprivoises, tu seras pour moi unique au monde. Tu deviens responsable à vie de ce que tu apprivoises." » Elle esquisse un petit sourire rêveur, comme on lui voit rarement, parce qu'Aenor ne rêve pas tant que ça. Mais cette histoire, elle la porte dans son coeur. Et peut-être est-elle un peu le renard de son petit prince d'or ? Elle se plait à l'imaginer.

Leurs noms leur sont inconnus, et à la réponse de l'étalon, la belle hausse les épaules. « C'est égal. Ça ne change pas ceux que nous sommes. Pour moi, tu es mon petit prince. » Elle lui offre alors un sourire de diamants et de pépites d'or. Timidement, elle se rapproche de lui et vient effleurer des naseaux ses blessures. Est-ce de sa faute s'il est blessé ? Sans oser le formuler à voix haute, elle plonge son regard dans le sien, comme pour lui dire « désolé ».

Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux.

Je bois cette histoire comme si c’était le seul breuvage capable de me tenir en vie.  Je l’observe sans dire un mot, ferme le rideau de mes paupières sur le monde et imagine la scène qu’elle me raconte. « La personne qui t’a conté cette histoire est fabuleuse. » Ma voix est l’ombre d’un murmure. Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. J’aimerais que le langage n’ait pour seul intermédiaire le regard. L’utilité manque aux mots quand on sait lire au fond des cœurs. « Si l’on s’apprivoise, pourrai-je continuer à t’appeler Princesse ? Tu serais unique au monde, en effet. Une princesse renarde, plus futée que le Loup. » Je souffle doucement, faible brise qui emporte mes dires dans le vent. Je ne connaîtrai pas son prénom dans l’immédiat et c’est tant mieux, je me plais à l’imaginer comme bon me semble. Je me plais à marcher sur les nuages de l’imaginaire à ses côtés. « Je suis ton petit prince. » répété-je du bout des lèvres, comme pour confirmer une réalité qui pourrait disparaître à tout moment, trop fragile pour subsister. Il faut la capturer dans la paume d’une main et la rendre immuable, cette douce réalité, avant de la lâcher dans le ciel.

Je pose mes naseaux contre son encolure, cascade de velours à perte de vue. Il ne fallait pas qu’elle soit désolée. J’avais décidé d’affronter le danger dans un duel mortel, en toute connaissance de cause, pour finalement la retrouver. Aujourd'hui, les regrets ont déserté mon paysage. « Personnellement… Il n’y a qu’une seule histoire que je connaisse. » Je n’en avais jamais parlé à personne. Pourtant, je me retrouvais dans chaque ligne qui la décrivait.

Elle sourit et les alentours brillent de mille feux. Les anges volent sur son visage tandis qu'elle évoque son père, cette figure importante que chacun chérit, le modèle de n'importe qui. Du moins, j'ai toujours considéré les choses ainsi, et je ne pourrai jamais voir mon père comme autre chose que mon héros. "Je n'en ai pas l'ombre d'un doute" lui dis-je sans me départir de cette tendresse qui embellit mes traits. Tandis que je me perds dans les méandres de mon esprit, elle lance une tirade qui me va droit au coeur. Elle a le goût du challenge, de l'arrogance et de l'envie. Désire-t-elle cette issue ? Je me mords les lèvres. "Je ne demande qu'à relever le défi, Princesse. Le jeu en vaut la chandelle." Son âme est belle, elle illumine les alentours et éclaire les sentiers inconnus de mon coeur. "Et toi, que crois-tu ?..." Tout comme elle, je murmure. J'ai envie de connaître les lieux qu'elle a honoré de sa présence, les paysages où elle a plus d'une fois plongé son regard ambré, les rêves qui la font sourire en secret, les cauchemars qui la hantent pour l'accompagner et ne plus jamais la laisser seule. (...)

Je m'approche, à pas feutrés, afin que ma bouche soit à hauteur requise pour lui murmurer tous les secrets du monde. À voix basse, au creux de son oreille, j'ose lui demander "M'accorderais-tu cette danse, Princesse ? Cette histoire est toujours plus prenante quand le coeur tourbillonne." Je lui tends mon antérieur droit, la pointe du sabot posée sur le sol, dans l'attente de sa réponse.

Il est beau. Ses mots sont beaux. Tout est beau en lui. Elle détaille son visage, ses yeux ; elle les trouve beaux aussi. Elle l'écoute parler et tout s'apaise, plus rien d'autre ne compte. Le ciel pourrait bien lui tomber sur la tête et la terre s'ouvrir en deux, elle resterait là : à l'écouter. Il dit que le jeu en vaut la chandelle. Elle sourit, elle est amusée, elle est séduite. Le jeu vaut-il vraiment toutes ces prises de risque ? Aenor n'a pas réponse à tout, mais sa réponse (à elle) c'est que oui, il vaut tout. Ce qu'elle croit, elle ? Elle lâche (difficilement) le regard de son petit prince pour observer les arbres gris qui ont revêtus leur manteau d'or. Qui se préparent pour la soirée. Elle observe le lac miroitant, qui s'éteint peu à peu. « Je ne crois que ce que je vois. » réplique-t-elle avec malice, force et une tendresse pourtant inconnue au bataillon. Elle tourne le regard vers lui et lui sourit. Un sourire comme un cadeau. Tout ce qu'elle possède.

Il s'approche et Aenor ne bouge pas. Elle le défie du regard, elle ignore ce qu'il compte faire. Son coeur s'accélère, mais elle apprécie la nouvelle cadence, et ce goût de renouveau qu'elle savoure comme un dernier festin. Avec un demi-sourire, elle attend. (Im)Patiemment. Sa demande est originale. Aenor ne sait pas vraiment danser. Malgré qu'elle soit une princesse, on ne le lui a pas appris. On lui a appris une philosophie de vie, surtout. Pendant quelques premiers mois intenses dans un monde qu'elle devait cerner très vite. Puis on lui a dit de s'enfuir très loin sans jamais se retourner. Alors danser... Elle sourit, place son sabot droit contre celui de son prince. Elle relève le regard vers le sien, candide. « Je te suis. »

J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.  

Elle est debout sur mon cœur qui tambourine et elle envoie des étoiles dans le ciel de mon regard. Son sourire illuminé m’enchante et je pointe les oreilles vers l’avant en signe d’allégresse. La nuit tombe sur les terres mais je n’en suis pas inquiété, parce qu’elle joue le rôle du soleil. Elle m’éblouit ; le bon sens voudrait que je recule, que je détourne le regard, mais je suis attiré comme un insecte vers la lumière - quitte à me perdre dans cette immensité, quitte à tout oublier. Quitte à me brûler les ailes. « Il y a, en ce monde, des choses invisibles pour l’œil, obstiné ou non. Serais-tu prête à nier tes sens et te fier exclusivement à ta vue ? » Je souris, avant de poursuivre ma tirade. « Ce serait regrettable… Mais le choix t’appartient. »

L’espace d’un instant, elle s’ouvre à moi, elle me tend son inquiétude du bout des doigts et je l’attrape au vol. Je la rassure d’un hochement de tête presque imperceptible, et elle redevient fidèle à ses principes, en m’offrant un sourire assuré et enchanté. L’inconnu verrait là une femme sans peurs ni doutes, sans hésitations, sans tourments. Moi, j’y vois le cœur d’une femme pleine de secrets, qui refuse de faire part de ses doutes à n’importe qui. « Suis mes pas, sois mon miroir. Et n’aie pas peur. Tu ne tomberas pas. » Une fois son sabot posé près du mien, je décolle mes quatre fers et tourbillonne, l’invitant à me suivre. Délicatement, comme la brise caressante des nuits d’été, je colle mon poitrail au sien et la guide vers la droite, avec la simple pression de mes muscles. Ce faisant, je déplace mes membres autour d’un triangle imaginaire dessiné sur le sol, lancé dans une cadence à trois temps. « C’est l’histoire d’une histoire. L’histoire de trois enfants qui s’intéressent à l'histoire de Peter Pan, vivant au Pays Imaginaire, là où l’on ne grandit jamais. C'est un conte, un joli conte. Wendy, l’aînée des trois, raconte les merveilleuses aventures de Peter à ses deux petits frères, jusqu’à ce qu’une nuit, ce dernier les réveille en jouant de la flûte de pan. Il leur propose de rejoindre son pays en volant jusqu’à la deuxième étoile à droite, puis tout droit jusqu’au matin. »

Les fées adorent danser, voyez-vous ; et bien qu'elles oublient les pas, quand elles sont tristes, elles ont tôt fait de les retrouver quand elles redeviennent gaies. C'est la raison pour laquelle les fées ne disent jamais : "Nous nous sentons heureuses", mais : "Nous avons envie de danser". Je suis sûr que vous avez remarqué que cela veut dire presque la même chose. La joie vous descend très facilement dans les pieds.

Et à cet instant-là, Aenor a envie de danser. Mais elle l'écoute d'abord. Il l'interroge sur des choses intimes, des choses si compliquées à démêler qu'elle n'a pas les réponses. Alors elle le fixe, et son cerveau n'est plus qu'un train géant, s'époumonant de la fumée des pensées, mettant en route la locomotive. Pour aller où ? Elle n'en sait rien, mais elle le laisse filer. Et elle se laisse filer avec lui. Avec le train. Avec le petit prince. « C'est que je n'ai toujours connu que des choses que mes yeux savaient voir. » avoue-t-elle d'une voix ni honteuse ni intimidée ; juste franche, calme et dansante. Elle n'a pas clairement donné de réponse, au fond. Peut-être parce que celle-ci n'existe pas. Qu'il lui faut juste la mettre en scène pour la rendre vivante, pour la faire exister.
Elle suit ses indications (non ses ordres, car personne ne donne d'ordre à Aenor). Elle hoche la tête. Suit ses mouvements. Sa voix installe une chanson dans sa tête. Il n'y a aucun son, aucune mélodie, pourtant elle l'entend : cette doucereuse symphonie qui donne vie à ses mouvements. Qui l'entraîne, comme des démons souriants. Et elle se sent de taille à danser toute la nuit, s'il le faut, Aenor. Parce qu'elle se sent libre. Qu'elle se sent princesse, mais aussi reine. Elle écoute son histoire, qui met du rythme dans leurs pas. Elle ne regarde plus ses sabots comme au début. Elle regarde ses yeux, et dedans, elle croirait entendre une ou deux cloches, elle croirait voir une ombre qui arrive en volant miraculeusement au bord d'une fenêtre à peine éclairée. Elle est toute absorbée par le récit. Elle est dans le récit. « Et les enfants, qu'ont-ils fait ? Est-ce qu'ils l'ont suivi ? Est-ce qu'ils ont suivi les étoiles ? » murmure-t-elle du bout des lèvres, d'une curiosité brûlante qui la transcende soudainement, comme si la suite de cette fiction allait changer tout le cours de son existence à elle. À eux. Elle cherche son regard, et le trouve directement ; c'est comme une explosion de paillettes dans ses yeux noirs mais pétillants. Il y a des fées sous ses cils qui dansent, elles aussi. Parce qu'elles sont heureuses, sûrement. Parce qu'Aenor l'est, aussi.

Il serait merveilleux de pouvoir raconter qu'ils arrivèrent à temps dans la chambre des enfants. Mais alors, il n'y aurait pas d'histoire.