~ Sleeping beauty

Un oiseau s’envole, il rejette les nues comme un voile inutile, il n’a jamais craint la lumière, enfermé dans son vol, il n’a jamais eu d’ombre.

Au-dessus de la terre, nous volons. L’air est pur, la brise mêle nos crins dans une danse envoûtante, et Nyx, peu à peu, recouvre le monde de son manteau corbeau, doux et chaud. La locomotive suit son train, et j’ai l’impression que la destination nous importe peu. J'crois que les histoires d'amour c'est comme les voyages en train, et quand j'vois tous ces voyageurs parfois j'aimerais en être un. Pourquoi tu crois que tant de gens attendent sur le quai de la gare ? Emporté par nos pas de danse, j’oublie les alentours. « Si tu me fais confiance, alors je t’apprendrai à voir l’invisible. Me fais-tu confiance ? » Je crois que j’ai posé cette question sans me rendre compte qu’il s’agissait en fait de l’expression d’un espoir. Un espoir inavoué. Pourtant, je ne m’empourpre pas. Je garde cette allure sereine que j’arbore depuis le début de notre danse, et j’attends patiemment sa réponse. Peut-être qu’elle contiendra un mot, ou deux, ou trois. Peut-être qu’elle ne sera que silence. C’est à elle d’en décider.

Elle a le rythme dans la peau. Je me permets d’accélérer un peu la cadence, ajoutant quelques pas supplémentaires en arrière et en avant. J’accorde nos rondes à la mélodie qui chante dans ma tête, des notes suaves qui s’enroulent et se déroulent, s’envolent et s’éparpillent. J’entends la nature, le clapotis de l’eau et le tintement des carillons. L’invitant à me suivre, je tourbillonne en décrivant des cercles de plus en plus longs. « À ton avis ? » Je lui fais un clin d’oeil, tout en souriant. « Ils l’ont suivi parce qu’ils ne voulaient pas grandir. » Songeur, je ressasse dans ma tête les mots que je viens de débiter. Ils ont une valeur inestimable. « Si le Pays Imaginaire existait, j’y vivrais. Et je te demanderais probablement, à l’heure qu’il est, si tu accepterais de m’y accompagner, Princesse. » Ma voix est un doux murmure qui s'immisce au creux de son oreille.

https://www.youtube.com/watch?v=8E-LD-xYLw0

Elle ne s'arrête pas pour lui répondre. Continue toujours son jeu de danse, son jeu de pas. Ils s'enchaînent, s'emmêlent, mais en tombent jamais. Ne s'arrêtent plus. Son regard, lui, est une ancre solidement fiché dans le fond marin des siens. S'ils s'en détachent, peut-être craint-elle de le voir disparaître. « Le Renard n'a pas fait confiance si facilement au Petit Prince. » fait-elle remarquer avec un sourire malicieux, comme si elle faisait durer le suspense. Si ça réponse semble négative, elle ajoute, en se penchant un peu en avant : « Pourtant, il n'y a pas besoin de faire confiance pour croire. » Elle veut le croire. Elle veut voir l'invisible. Qu'est-ce que c'est, si ce n'est pas visible ? Elle ne sait pas. Elle ne connait pas. Et d'un côté, elle ignore si elle veut vraiment apprendre ça. Elle suit. Elle prend le wagon en cours de route, mais n'en saute pas. Elle file avec lui, loin des contrées chaudes du Sud et loin des hivers éternels du Nord. Dans une saison qui n'existe pas – ou plutôt, qui n'existe que pour eux. Un pays où les enfants sont rois. Est-il encore un enfant ? Et elle ? Aenor repousse toutes ces questions d'une grande bouffée d'oxygène. Celle qui s'immisce dans ses veines. Celle que lui procure l'inconnu. Son Petit Prince.

Elle agrandit ses cercles aussi. Elle le suit, comme un miroir, comme une siamoise, comme une jumelle. Comme une âme soeur. Ils dansent à travers et à tort. Alors qu'ils viennent de frôler la mort. On a frôlé la vie. Aenor n'a d'yeux que pour lui. Elle raye de son esprit le monde extérieur. Le ciel pourrait bien lui tomber sur la tête à cet instant-là, elle ne réagirait même pas. Ses murmures la font frémir. De l'échine, jusqu'aux organes internes, qui tressaillent en de longues vibrations qui font écho à ses frissons. De nouveau, elle a cette lueur de défi au fond des yeux. Elle a toujours besoin d'identifier son propre point de vue. D'imprégner l'univers extérieur de sa galaxie à elle. « Le problème, ce n'est pas tant de grandir. C'est d'oublier. » Sa voix s'est faite murmure, et pour la première fois, une lueur mélancolique traverse ses iris noirs mais pétillants. Le feu d'artifice s'est tu, pour laisser place à des réminiscences touchantes. Mais Aenor les efface bien vite. Elle n'a pas le droit de faillir. Elle n'a pas le droit de flancher. Elle l'a promis. Je ne serai jamais triste. On n'a pas le temps pour ça. Alors elle lui sourit, et c'est une comète qui file vers son prince doré. « J'irai n'importe où. Avec toi. » souffle-t-elle d'une voix à peine audible. Est-ce une confidence ? Une déclaration ? Aenor ne cille pas. Son regard affronte toujours celui de son danseur avec une tendresse sauvage. Une douceur irrésolue, une affection brute, à la fois violente et passionnelle, à la fois glace et feu.

J'ai couru... j'ai couru jusqu'à sentir mes muscles brûler, jusqu'à sentir dans mes veines de l'acide sulfurique à la place du sang.
Puis, j'ai couru encore.

Celle de GoT est parfaite
https://www.youtube.com/watch?v=9sfkbcPA7e4

Je continue de danser, tourbillonne comme les feuilles dans le vent, tandis que la lumière du soleil perd en intensité. Je l’observe comme elle m’observe, plongée dans l’océan de son regard où les vagues qui déferlent sur les rochers ne m’effrayent pas. Je me laisse porter par le courant de sa personnalité, qui me plaît particulièrement. Si je quitte ses yeux, si je m’en vais, serais-je alors emporté par les remous vers les abysses du monde ? Je secoue la tête comme pour chasser cette idée, pour ne pas avoir à penser à la réponse. Je ne quitterai pas son regard pour les minutes qui suivront. « C’est vrai » admis-je en hochant l’encolure. Leur relation s’est construite sur le temps, parce que la confiance ne s’achète pas facilement. Tout un chacun a besoin de prendre ses marques. « Mais je n’abandonnerai pas facilement. Je suis un homme patient. » lui dis-je au creux de l’oreille, d’une voix fluette. Il est vrai que je n’ai pas pour habitude d’abandonner quelque chose, ou quelqu’un  – encore moins ce qui me tient à cœur. Je crois qu’à cet instant précis, si elle me demandait quoi que ce soit, je lui donnerais sur un plateau d’argent. « Croire est à la portée de tous, quand le cœur veut vraiment. Croire, c’est vouloir. Vouloir de tout son cœur. » Je plonge plus profondément encore dans ses iris d’ambre aux notes de miel, un regard sucré qui chatouille les papillons virevoltant dans mon ventre. Afin de ne pas trembler comme une feuille, je me concentre sur la danse, exécutant quelques pas chassés sur la droite et collant mon poitrail au sien afin qu’elle puisse suivre le rythme.

Les cercles se font de plus en plus grands, les corps se touchent, se croisent et se détachent, pour se retrouver et repartir dans un cycle infini. Mes naseaux vrombissent, mes muscles se tendent et s’activent comme une mécanique déchaînée, mon pouls ne cesse d’accélérer. Je crois que s’il augmente encore sa cadence, je m’évanouis. Alors je compte. Je compte les battements de mon cœur. Je le fais, naïvement, parce que je sais bien qu’il n’y a que l’instant présent qui compte. « Oublier… penses-tu qu’on puisse vraiment oublier ? » Je pose cette question sans vraiment penser à la réponse, je la lui pose comme je me la pose, elle est ardue. Peut-on oublier un être cher ? Qu’est-ce que l’oubli ? N’est-ce pas creuser un trou dans son cœur pour y enterrer ce que l’on souhaite ? Choisit-on vraiment d’oublier ? N’est-ce pas toujours enfoui au plus profond de nous ? Je soupire. Je ne contrôle plus ce que je fais, quand j’entends « avec toi ». Je me sens grimper des montagnes, j’ai le poids de l’Himalaya entre les bras. Je hoquète, je perds le contrôle. Je suis physiquement vivant, puisque mes membres bougent et que mes yeux clignent. Mais ma tête ne sait plus. « N’importe où… Tu irais n’importe où avec moi… » Je répète ces mots comme si c’était une prière, à voix basse. Pour moi-même. Je n’y crois pas. Mes yeux brillent. « Es-tu… es-tu en train de me confirmer qu’un renard s’apprivoise ? » Imperceptiblement, je me laisse tomber amoureux de ses mots. Perceptiblement, aussi. Dans les tréfonds de mon être, c'est le jour le plus chaud du monde.

Oh j'aime bien aussi

Elle sourit à ses mots. Elle les sent au creux de son oreille, elle sent sa proximité, elle sent son odeur, elle sent son corps contre lequel elle pourrait buter avec à peine un pas de travers. Ça lui arrache un doux frisson. De ceux qui vous ébranlent tout entier, mais qui vous laissent une sensation de chaleur qui vous parcourt comme un courant électrique. Aenor se sent survoltée. Comme si le sang de ses veines s'était changé en électricité pure et dure. En tension palpable mais pas néfaste. Elle ne lui répond pas, parce qu'elle ne sait pas s'il a raison ou s'il a tord. Aenor l'ignore, alors elle ne dit rien. Elle se contente de lui sourire, se remettant encore tout juste de leur proximité. Et elle continue de danser, concentrée, pour ne pas faire un faux pas. Pour ne pas le décevoir, au fond. Il se détache, mais ils se reforment toujours. Elle le suit, yeux dans les yeux, le rythme d'une musique invisible dans la peau. Elle imite ses pas, elle imite son allégresse, sa légèreté. Fille de la mer, Aenor s'est toujours faite aussi légère que les grains de sable sur la jetée. Puis son poitrail se colle au sien, et elle a le souffle coupé, la princesse. Elle le retient, en apnée, puis leurs corps se détachent de nouveau. Elle a la tête qui tourne, les sens en évasion, qui, comme des oisillons, essaient de voler, de s'échapper, de voler de leurs propres ailes. Chose bien ardue en vérité. Mais ils s'escriment à y parvenir. « On peut oublier certaines choses, si on en a envie. » répond-elle dans un simple souffle, sans vraiment savoir elle-même de quoi est-ce qu'elle parle. Oublier des épisodes de sa vie. Oublier des connaissances. Oublier des façons de vivre. Mais ça, c'est bien la dernière chose qu'Aenor oubliera un jour. Elle remarque de suite la transformation de son petit prince suite à sa révélation. Au lieu de la regrette, ça la fait sourire, la petite rouquine. « Seulement si tu ne l'approches qu'un peu plus chaque jour. » confie-t-elle avec un sourire malicieux. Intimement, elle accélère encore les pas de la danse. Elle croise et décroise ses membres. S'approche et s'éloigne de son cavalier. S'emmêle, se démêle. Mais dans tout ça, elle n'a toujours pas lâché son regard et son sourire témoigne à son compagnon toutes les merveilles qu'il y a à croire aux étoiles.

La danse continue, souple, aérienne, pleine de volupté. Baptême de l’air de deux oiseaux qui apprennent à voler. Après avoir tourné un bon moment, je m’immobilise et patiente un instant, dans l’attente de ma partenaire. Je m’approche une dernière fois et colle délicatement mon chanfrein contre le sien pour terminer la valse – comme si la musique avait subitement cessé. Je l’observe, captivé par cette soudaine proximité. Je sens l’air chaud qu’elle respire qui me taquine la peau. Je sens son parfum qui ricoche sur mes naseaux. Je sens sa fragilité, celle qu’elle ne voudra jamais avouer, quand son cœur accélère la cadence. Envoûté, je finis par reculer d’un geste vif, en essuyant un sourire intimidé. « Je n’ai jamais vraiment réussi à oublier. » Reprenant mon souffle, je continue. « À chaque fois que j’essaye d’oublier, je me souviens. Tenter d’oublier quelqu’un, c’est raviver son souvenir au creux de nos pensées… » Je me rends compte que j’en ai trop dit. Je ne sais même pas si j’ai envie d’en parler. Me damnant d’avoir été aussi bavard, je détourne le regard, prends une grande inspiration, et tente de revêtir le masque de celui qui rit quand il faut pleurer. De celui qui n’a jamais mal. C’est mieux comme cela. « Tu as.. tenté d’oublier certaines choses ? » Lui demandé-je tout de même, intrigué par la tournure de notre discussion. Y avait-il des secrets noirs au fond de son jardin d’éden ? Lui était-elle arrivé d’être accablée par la tristesse ? Je secoue la tête. Probablement. Mais celle qui se tient devant moi aujourd’hui est aussi rusée qu’une renarde. Elle ne fait rien paraître. Elle se veut indestructible. Elle l’est. Elle est belle, aussi. Encore plus quand la lueur d’un sourire fait une douce apparition sur son visage céleste, tel un soleil radieux qui éblouit les jours. « Ne t’ai-je pas dit que j’étais un homme patient ? » Je lui rappelle, en lui décochant un clin d’œil malicieux. « J’ai envie de prendre le temps de te connaître, ma douce princesse. De savoir tout ce que tu aimes. Tout ce que tu n’aimes pas. » Comme pour illustrer mes propos, je me rue vers une petite butte fleurie, là où la terre est la plus fertile, et cueille (avec une maladresse incontestable) une longue tige d’un vert éclatant, surmontée de petites fleurs blanches comme neige, tombant en clochettes sur leur socle naturel. « Aimes-chtu les chleurs ? » Lui demandé-je en lui tendant la plante du bout des dents, la bouche un peu… encombrée ?

Son chanfrein contre le sien la fait frémir, frissonner. Sa respiration s'accélère un peu et s'échoue sur le visage de son cavalier comme poussière d'étoiles. Elle sent son parfum, sa respiration aussi, qui vient chatouiller ses naseaux comme des fibres de blé. Aenor ferme délicatement ses grands yeux brillants pour profiter, bercée de l'intérieur par une mélodie qui a changé, qui s'échappe directement de son palpitant. Comme si son coeur s'était changé en boîte à musique. Puis il se dérobe, il met fin à la danse, à la musique. Aenor ne lui en veut pas. À trop faire durer les bonnes choses, elles deviennent lassantes. Au moins, là, leur danse restera pour toujours un souvenir magique.
Elle l'écoute, fascinée. Intriguée, curieuse. Avec cette contradiction de vouloir le connaître plus que quiconque, et pourtant de vouloir garder cette part d'ombre, de mystères, d'inconnu, autour de lui. Elle y devine les failles. Elle devine les gouffres que ses mots creusent un peu plus. Les brisures dans la couverture de glace. Ses yeux intelligents le cisaillent, tentent de découper dans son image des pans d'émotions différentes. A-t-elle vraiment envie de savoir ce qu'il a choisi d'oublier, lui ? Elle n'en est pas sûre. La princesse détourne poliment le regard, écoutant simplement. Le temps est suspendu, le vent s'est tu – tous écoutent. Puis soudain, la question se détourne sur elle. Elle le perce d'un regard surpris, intense et éloquent. La princesse ne sourit plus. Elle est sérieuse, elle réfléchit.

« Si c'est le cas, alors cela a bien fonctionné. Je ne me souviens de rien que j'aie voulu oublier. » répond-elle alors. Aenor, elle est invincible. Elle ne faiblira pas. Tu n'as pas le temps d'être triste. La vie est trop courte pour la passer à pleurer. Oui, Papa. Elle ferme les yeux, recule de quelques pas, perdue dans quelques pensées étranges. Des fibres mélancoliques qui se mêlent à des éclairs fluorescents de vie. Et si elle avait envie de pleurer, pour une fois ? Pour la première fois en fait ?
Elle ne peut pas. Elle a promis. À son père, à son roi. Véritablement égarée dans ses pensées, la princesse ne l'entend même pas parler et sursaute simplement lorsqu'il est là, devant elle, avec une tige de fleurs dans la bouche. Les clochettes blanches se balancent sans grelots, mais c'est tout aussi beau. Le sourire revient au galop. Elle ne changera jamais. « Oui. » répond-elle doucement, comme une adolescente timide, en s'approchant assez pour qu'il essaie de la coincer dans sa crinière rousse. Elle sent de nouveau sa respiration contre sa joue, dans sa nuque, dans ses crins qui volent doucement au gré de cette brise inconnue. « J'aime les fleurs. Surtout quand c'est toi qui me les apportes. » Elle sourit un peu plus, cachant son intimidation qu'elle ne voudrait pas qu'on devine dans des airs de grande fille, des sourires taillés dans l'acier, dans les étincelles, dans le cyanure. « Merci, petit prince. » et pour ponctuer son remerciement, la rouquine se penche un peu et dépose ses lèvres sur la ganache du mâle. Pour la première fois, Aenor rougit. Un peu.

Elle semble songeuse. Je la fixe sans dire quoi que ce soit, le silence pour seul allié. Même le vent ne s’engouffre plus entre les arbres et leur feuillage. La nature est attentive, tous écoutent la princesse, comme si elle régnait véritablement sur les lieux. À quoi pense-t-elle donc ? Ses réflexions paraissent la contrarier. J’ai envie de lui poser la question, mais elle reste suspendue à mes lèvres. Je ne désire pas la froisser à mon tour. Le silence peut faire peur, parce qu’il invite à penser. Trop penser, c’est se perdre. Soudain, sa bulle se perce et elle remonte à la surface. Elle me gratifie d’un sourire, mais je ne m’y méprends pas. Les sourires, masques de beauté, peuvent cacher de lourds secrets. Les plus beaux yeux ont déjà pleuré. Les cœurs les plus purs ont déjà souffert. C’est ainsi que tourne le monde.

« Alors, c’est que tu y es parvenue… » dis-je doucement, pensif à mon tour. C’est une théorie qui chamboule mon monde, tout d’un coup. Je n’avais jamais imaginé l’oubli possible. Est-ce que tout le monde en est capable ? Est-ce que c’est l’Oubli qui nous choisit, qui nous permet de passer à autre chose ? Est-ce un heureux hasard ? Je l’ignore. Mais ce n’est pas important. Elle se tient devant moi, ravie de ma trouvaille. J’ai appris quelque chose de nouveau sur elle – et je ne compte pas m’arrêter là. Victorieux, je m’avance vers son toupet, qu’elle me présente avec grâce. Je pique la fleur au sommet de son encolure et l’entremêle dans ses crins afin de la fixer. « Je t’en prie. » J’incline la tête vers le bas, comme pour lui dire « ce n’est rien, tout le plaisir est pour moi » – mais déjà, ses lèvres franchissent une barrière émotionnelle, qui s’écroule sous leur passage. Quelques secondes. Cela ne dure que quelques secondes, mais je me sens renaître. Elle recule promptement, les joues rosies par l’audace. Je me mords les lèvres, pris d’assaut par quelques tremblements. Puis-je considérer ce geste comme une seconde victoire ? Je laisse la question en suspens et, les yeux éclaboussés par les étoiles, fonce vers un terrain vague. J’invite ma renarde à me suivre si le coeur lui en dit, tout en indiquant la terre du bout des sabots. « Sais-tu, princesse, que tu pourrais avoir ton propre jardin ? Tu pourrais y faire pousser des fleurs. Toutes les fleurs que tu souhaites. Il suffit de les planter. » Un sourire malicieux orne désormais mes lèvres. Ma mâchoire tremble encore sous le doux souvenir des siennes.

Peut-être. Peut-être qu'elle est parvenu à oublier certaines choses. Pourtant, elle ne se souvient pas quoi – principe direct de l'oubli. Elle n'a retenu que les choses essentielles à sa survie. L'apprentissage de son père. L'amour de sa mère. Leur sacrifice. Pourquoi ne sait-elle même plus qui leur voulait du mal ? Elle remarque cela à l'instant. Incapable de mettre un visage, un nom ou bien rien qu'une silhouette sur ceux qui les menaçaient. Elle secoue la tête. Elle ne s'en souviendra plus. Ce n'est pas important pour la suite, de toute façon. Le baiser qu'elle lui offre sur la joue semble le galvaniser d'une énergie pure et touchante. Elle l'observe avec un sourire victorieux et sans égal, la réaction de l'étalon lui procurant la force d'oublier sa gêne et de faire disparaître les quelques rougeurs de ses joues.
Curieuse, elle se met à le suivre, trottinant derrière-lui. Elle observe ses foulées dansantes – danse-t-il toujours même en marchant ? – et ses crins aux deux couleurs mélangées. Elle finit par remonter à son niveau, l'allure légère, la tête haute, l'encolure courbée. Elle lui sourit en observant la terre encore vierge de conquête d'une quelconque princesse. « À quoi me servirait un jardin si je n'y suis jamais ? » demande-t-elle, intriguée. Elle s'arrête, le confrontant de son regard doux et intelligent. « Je vais de territoires en territoires, je ne pourrai pas rester là à veiller sur lui tous les jours. » Une légère peine marque les traits de son visage. Tu ne pourras pas essayer de m'apprivoiser tous les jours. Elle le fixe, un peu intimidée, soudainement, comme si elle lui annonçait toute sa nature : celle d'une jument libre. Et libre de tous mouvements. Pourtant, elle s'avance, lui donne un petit coup de tête contre son épaule. Comme si soudainement, elle cherchait son contact. « Comment est-ce qu'on plante une fleur ? Apprends-moi. » demande-t-elle avec une autorité teintée de l'envie d'apprendre, de connaître quelque chose de nouveau.

Rah, ce sujet... je laisse courir ma plume, je te préviens    

J’aimerais tant savoir ce qui traverse le flot de ses pensées à l’instant T. Je pourrais peut-être l’apaiser, la rassurer, lui dire que ce n’est pas si grave. Je ne sais avec certitude si c’est négatif, peut-être que finalement, elle nage dans le bonheur de doux souvenirs… mais je n’y crois guère. L’ombre qui obscurcit ses traits quand elle détourne le regard est bien trop parlante. Je suis certain qu’elle ignore que son corps la trahit quand elle s’obstine à ne montrer que ce qui la rend forte – et je ne lui dis pas. À quoi bon cela servirait ? Je le garde pour moi, comme un secret que son inconscient m’aurait révélé. « Tu n’as pas besoin de le veiller tous les jours. Tu peux partir et revenir quand tu le souhaites. La nature peut s’en occuper à ta place. » Je lui affirme, conservant un doux sourire au creux de mes lèvres. En prononçant sa tirade, elle semble contrariée. Contrariée par un sens sous-jacent, insoupçonné, qui déborderait mesquinement de sa bouche sans qu’elle ne puisse vraiment le contrôler. « Serait-ce de la peine que je lis dans tes yeux, princesse ? » Surpris, je m’approche d’elle jusqu’à ce que mon chanfrein touche le sien. M’imagine-t-elle jaloux, possessif, étouffant ? Se sent-elle menacée ? Soufflant de l’air chaud et réconfortant sur ses naseaux ouatés, je me sens dans l’obligation de la rassurer. « Tu es libre. Aussi libre qu’un papillon, et je ne t’empêcherai jamais de voler. » Lui murmuré-je dans un souffle. « Tu n’as de comptes à rendre à personne, quand bien même on s’apprivoiserait.  N’offre jamais ta liberté à qui que ce soit, Aenor. Pas même à moi. L’attachement est une absurdité. » Je la sonde un instant, le regard grave, avant de décoller mon chanfrein du sien et de reculer de quelques pas. Ma voix, toboggan d’émotions à l’état brut, jongle entre la basse et le ténor et éprouve quelques tremblements. Je ne veux pas qu’elle se sente enfermée, enchaînée à son attachement telle une condamnée. Je veux qu’elle vive, parce que la vie est courte. Parce que c’est ma philosophie. Parce que je ne me souviens que trop des conséquences de l’attachement et de la tornade d’émotions qui l’accompagne. Parce que je n’ai pas la faculté d’oublier – et parce qu'en dépit de tout ce qu'elle me fait ressentir à l'instant présent, l'engagement m'effraye au même titre que les responsabilités. Je veux simplement profiter du bonheur d'être avec elle, sans bagage ni artifice. Je veux l'emmener au Pays Imaginaire.

Un peu désorienté, je profite de sa demande pour faire diversion. Planter une fleur, bien sûr. Ayant repéré quelques minutes plus tôt une rangée de tournesols un peu plus loin dans la forêt, je me dirige dans cette direction, cueille une fleur à tout hasard et reviens avec la plante entre les dents. « Pour les tournesols, c’est simple. Il faut que tu récupères les graines, qui se trouvent au cœur même de la fleur. Jolie métaphore, n’est-ce pas ? » Je lui offre mon plus beau sourire. « Une fois ceci fait, tu creuses un trou en pleine terre, tu y incorpores les graines et tu n’oublies pas de recouvrir. La Nature fera le reste. » Je lui tends le tournesol du bout des dents, désireux de la voir s’exercer. Peut-être était-ce également une excuse pour la regarder. Je choisis d’ignorer cette remarque intérieure. « Et si tu essayais ? »

Aenor n'en est pas convaincue. S'en occuper à sa place, vraiment ? Elle l'étudie, l'écoute, mais dans sa tête, elle ne cesse de voir cette idée comme quelque chose qui la retiendrait. En fait, elle se rend surtout compte que la chose qui la retiendrait ne serait pas une fleur. Mais lui, par exemple. S'en rendre compte, ça l'effraie, la princesse. Elle tressaille, l'écoute pour ne plus penser à ça. « Alors pourquoi pas. » accepte-t-elle dans un souffle retenu. Elle baisse les yeux lorsqu'il lui pose la question. Elle ne peut plus reculer, à présent. Elle est obligée de lui dire le fond de sa pensée, cette pensée qui a fait traverser dans le ciel noir et brillant de ses yeux un nuage confus et flou. « Eh bien, peut-être ne nous verrons-nous pas souvent.. » commence-t-elle doucement, intimidée soudainement.
Dérisoire, quand on pense Ô combien Aenor n'a peur de rien. Qu'elle rit au nez d'un prédateur, qu'elle se déjoue du danger, qu'elle danse au bord du vide. Et elle est intimidée, là, par ce qu'elle pense, ce qu'elle ressent ? Elle ne se l'explique pas. Puis soudain, son chanfrein est collé au sien. Elle se fige, se raidit un peu. C'est la première fois qu'elle ressent tout ça. La première fois qu'un contact lui arrache des frissons. Il parle de papillons, sans savoir que ces mêmes papillons, ils battent des ailes là, au creux de son poitrail. Et s'il le savait ? Elle se reprend. Après tout, ça ne veut rien dire, des papillons. Il parait même que certains ne vivent qu'une journée, que la lumière du soleil les brûle. Qu'ils ne survivent à rien. Ceux-là sont-ils plus résistants ? Ne reste qu'à attendre le lever du jour prochain pour le découvrir. Mais ses mots la rassurent, et lui décrochent un sourire si franc, si sincère, que ça en est sûrement touchant. Un sourire en échange de tant de belles paroles que, pour une fois, Aenor se permet de croire. Il se recule, elle est confuse, elle respire son odeur – partout. Il pourrait tomber une bombe qu'elle ne la verrait pas venir. Ne l'entendrait même pas arriver. Son contact a laissé place à un espace vide et froid. Troublée, elle murmure alors, sans cesser pourtant de soutenir son regard vairon qui la perturbe au plus haut point : « Je.. Alors peut-être que.. Peut-être qu'on pourrait s'apprivoiser. S'apprivoiser vraiment. »

Puis, il lui rapporte alors une fleur qu'elle aime particulièrement, parce qu'elles lui ont toujours rappelé le soleil. Comme si l'astre suprême avait décidé de se réincarner en une fleur pour offrir un peu de sa lumière aux mortels. Elle l'observe, rougissant un peu, croyant peut-être qu'il va la lui offrir. Mais finalement, sans montrer nulle déception imaginable, elle l'attrape entre les deux, et cherche un endroit où la terre n'est pas trop ferme. Son antérieur droit gratte celle-ci, et elle secoue le tournesol au-dessus du petit trou formé. Finalement, elle dépose la fleur à côté, puis recouvre le tout d'un petit tas de terre qu'elle avait auparavant enlevé pour le creuser. Comme si elle cachait un trésor. Comme si elle y laissait quelques miettes de son coeur, ou de leur histoire. Ou des deux. « Voilà. C'est tout ? » murmure-t-elle, relevant ses grands yeux vers lui, à la fois fière et confuse.

Je la regarde planter la fleur, avec un intérêt non dissimulé. Elle est si belle, quand elle est concentrée. Je souris. « Oui, c’est tout. Et tu es très douée. » Avide de tout ce qu’elle peut m’offrir, j’attends de voir ses traits s’enchanter et son sourire éblouir le tout, comme un matin d’été. Une impatience enfantine me torture l’estomac, et finalement, ce que je vois me foudroie.

Elle me révèle l’envers du décor, l’ombre au tableau, le péril en la demeure. La raison même du nuage de tristesse qui obscurcissait ses traits, il y a de cela quelques minutes. « Eh bien, peut-être ne nous verrons-nous pas souvent.. » Je débloque, comme court-circuité de l’intérieur. Est-ce vraiment une perspective qui lui fait de la peine ? J’ai envie de la serrer tout contre moi. De prendre son cœur entre mes mains et de le cajoler, tout doucement. Mais je reste là, immobile – avec, toutefois, les traits emprunts d’une infinie tendresse. « Oh, princesse… Si tu veux que je veille sur toi, je resterai. Je resterai aussi longtemps que tu auras besoin de moi. » Je ne réfléchis même pas. Les phrases s’enchaînent et je n’ai aucun contrôle sur elles. Elles ont leurs désirs propres et n’attendent pas l’assentiment de mon cerveau pour se révéler. Je me mords les lèvres. Il n’y a rien de plus vrai au monde que la spontanéité. Lorsque je m’éloigne d’elle, un courant d’air traverse l’espace qui nous sépare et me glace les os. Une sensation de vide m’envahit et je n’ai jamais autant ressenti le poids du néant sur mes épaules qu’aujourd’hui. Comme si elle le ressentait à son tour, elle me dit une phrase que mon cœur n’est pas prêt d’oublier, et mon corps entier passe en pilote automatique. « S’apprivoiser vraiment… » répété-je doucement, presque imperceptiblement, abasourdi. « Qu’entends-tu par vraiment ? » J’insiste sur le dernier mot, des éclats d’espoir partout dans la voix. Mon regard se plante dans le sien, intensément, et c’est comme si je plongeais la tête la première dans son âme. À corps perdu.

Elle lui offre le sourire d'une enfant qu'on vient de féliciter. Un sourire enfantin, empreint d'une tendresse infinie, et d'une naïveté touchante. Comme si on la remerciait pour quelque chose d'important. Alors qu'elle a seulement planté une fleur.

Ses yeux fuient discrètement le regard bleu d'Arsène, qu'elle esquive comme une marée haute. Pourtant, sa réponse n'est pas celle qu'elle attendait. Il ne semble ni déçu, ni contraint de l'accepter comme elle est : il est plutôt là pour elle. Et elle ne s'y attendait pas. Elle le dévisage étrangement, quelques secondes, en restant muette. Mais ses yeux murmurent doucement ce que ses lèvres étouffent. « Je n'ai besoin de personne. » répond-elle seulement, dans ses habitudes. Comme pour lui prouver qu'elle se suffira toujours à elle-même. Qu'elle survivrait, s'il n'était plus là.
Pourtant, son cerveau est en contradiction avec ce qu'elle vient de lui dire. Que ferait-elle, demain, si elle ne pouvait plus le voir ? Son poitrail se serre, tout au fond, mais elle choisit de l'ignorer. Il insiste sur ses paroles et elle observe la fleur, pensive. Quand elle lui répond, elle ne le regarde pas, comme si elle était ailleurs : « Il y a plusieurs façon de s'apprivoiser. Il y a des méthodes douces, d'autres brutales. Il y a la patience et il y a la violence. Il y a des façons longues et des façons plus courtes. » Enfin, elle relève sa tête fine et plante son regard pétillant dans le sien. Elle s'approche d'un pas. Puis deux. Puis assez pour être tout près. « Et.. peut-être qu'on pourrait prendre un raccourci que même le Renard ne connait pas, petit prince. » Clin d'oeil. À peine visible. Peut-être parce qu'elle ferme les yeux à moitié quand elle tend l'encolure pour effleurer ses lèvres. C'est doux, c'est tentant, c'est innocent. « S'apprivoiser... comme ça.. » chuchote-t-elle, comme une brise printanière qui viendrait s'échouer directement sur le visage de l'étalon.

Ses paroles ne me blessent pas, et je me demande si c’est normal. Me suis-je déjà habitué à son caractère de vagabonde ? Ne suis-je pas moi-même quelqu’un qui ne se fie pas aux convenances, qui n’écoute que lui et qui vit au gré de ses envies ? Ne sachant que faire d’autre, je l'observe. Intensément. Mon regard de miel s’immisce dans les profondeurs de ses prunelles brillantes. « Un raccourci… ? » Ma voix n’est plus qu’un murmure qui franchit les murs invisibles qui nous séparent. Ceux que l’on a cassé, petit à petit, depuis que nous nous sommes rencontrés. « Qu’est-ce que tu dis… ? » Je n’ose plus respirer. À son clin d’œil, je sens mon cœur chavirer comme un bateau qui perd le nord. Elle approche ses lèvres des miennes avec une lenteur infinie et une once de méfiance. Une étrange ambivalence, qui est pour moi la plus belle des alchimies. J’ai envie de répondre quelque chose, de lui dire tout ce que mon cœur hurle à mes sens, de lui faire savoir que j’en ai envie. Je me mords les lèvres, à quelques centimètres des siennes, et je la vois de si près que j’en ai le vertige. Je suis en train de dévaler la plus longue pente de ma vie et mon pouls devient fou. Ce n’est pas logique. Ce n’est pas logique, et pourtant, je ne me suis jamais senti plus vivant. Je me penche vers elle et pose mes lèvres sur les siennes, les effleurant avec une tendresse infinie, lui laissant l’espace suffisant pour se retirer malgré les plaintes sourdes de mon cœur brûlant.

Et le contact.
Fulgurant. Transcendant. Tous des mots qu'Aenor connait pour qualifier autre chose. La course. La fuite. L'adrénaline. Le jeu. Jamais un baiser. Bien sûr que ça n'est pas son premier ! Mais pourtant, quelque chose est différent. Leurs lèvres se touchent, et la princesse en est secouée de frissons. Elle ne sait pas s'ils se voient, s'ils se ressentent ; elle n'y pense même pas. Elle a fermé les yeux et, surprise par la sensation de braises qui viennent se poser contre ses lèvres, elle recule d'un pas. Mais en fait deux en avant la seconde suivante, raffermissant le contact pour ne pas le laisser s'échapper. Pour profiter un peu.
Une autre dose d'adrénaline. Une... différente, disons. Nouvelle. Inattendue. Elle se délecte. Elle ne voudrait pas que ça se termine, elle qui a pourtant envie de choses nouvelles constamment. Puis elle manque d'air. Le manque d'oxygène – c'est le meilleur ! Pourtant, il lui faut respirer. Elle se recule à peine, conservant une distance ambiguë entre eux. Quand elle relève les yeux vers lui, ils brillent ; et elle aussi, elle brille, la Renarde ! Elle ne sait pas si elle doit être gênée, intimidée ou bien naturelle, alors elle se contente juste de lui sourire.

Le clown qui gît en moi a disparu et se laisse envahir par une sensation de bien-être qui fait dérailler ses sens. En compagnie d’Aenor, il semble différent. C’est comme s’il était une autre personne. Est-ce un mensonge, une illusion ? Je ne pense pas. Pour l’heure, je profite de cette douce chaleur qui se diffuse dans mon corps quand ses lèvres trouvent les miennes. Un instant, je la sens s’éloigner, mais mon cœur n’a pas le temps de soupirer car elle revient. Elle revient avec une ferveur nouvelle, et une foule de sentiments se bouscule à la porte de ma conscience. Je l’embrasse tendrement puis passionnément, collant mon poitrail contre le sien, l’étreignant de plus en plus fermement - un enfant devenu grand. Elle dégage un goût sucré qui me rend ivre, sa robe sent la pluie et son pouls s’agite, fort et puissant tout contre moi. Je n’ose même pas y attribuer de connotation particulière. Je suis vivant. Étrangement, c'est le seul instant de ma vie où j'en suis intimement convaincu.

À contrecœur, je finis par lâcher prise,  le souffle coupé. « Tu... viens de... jeter une... nuée de papillons.... au fond de mon cœur… »