we'll drive ourselves insane.

Elle est à la proue. Elle fixe l'eau noire sous le navire. Fièrement dressée à côté de la tête de lion surmontant l'avant du bateau, elle secoue ses crins d'ébène. La nuit tombe doucement, le crépuscule est en train de mourir, agonisant dans des lueurs rougeâtres.

Inconsciente au manège du pie, elle explore les soutes du navire. Le vieux plancher grince légèrement sous ses pas pourtant délicats, et le bateau tangue sur les flots. Elle observe les bijoux, les coffres vides, les tapis plein de poussière. L'odeur du mâle est encore présente, mêlée aux relents salés de la mer. Elle s'approche de la coque, et pose son front contre le bois. Son oeil se calque sur celui du pie, comme s'ils l'avaient prévu. Ses lèvres noires dessinent un demi-sourire volé.

Elle étudie ce qu'elle voit de son visage. Une tâche blanche. Quelques poils roux. Un regard pétillant. Ses lèvres noires dessinent un sourire qu'il ne verra pas, dévoré par le bois qui entoure son visage. « Plus maintenant. » fait-elle, taquine, avant de se subtiliser à son regard, marchant de quelques pas dans la cale du bateau.

Elle l'entend. Soudainement, elle sait qu'elle n'est plus seule dans les tréfonds de la coque du navire. Alors, elle s'immobilise. Ralentit sa respiration. Ne devient qu'un avec l'obscurité. Mais elle a envie de jouer, aujourd'hui. Pas aux mêmes jeux que d'habitude. Juste de jouer. Au premier sens du terme. Alors, elle se déplace, aussi silencieuse et fugace qu'une anguille. Qu'une créature de l'ombre. Qu'une trappeuse. Ce qu'on a fait d'elle. Elle arrive à le localiser, grâce à ses tâches blanches. Elle se met vers le fond, et fait claquer sa langue, comme un indice. La seule chose vraiment clémente qui peut encore la trahir n'est que l'odeur sucrée de ses chaleurs.

Ses grands yeux noirs le guettent. L'attendent. Ses dents blanches se découvrent un instant, ça fait comme un flash dans le noir. Elle sourit. Il l'a trouvée. Elle fait de nouveau claquer sa langue, fait un pas – aucun bruit. Elle inspire à fond son odeur, elle a l'impression de l'avoir déjà sentie quelque part, d'ailleurs. Elle ne s'inquiète pas. Parce qu'elle n'est jamais prise au piège. « La partie de cache-cache n'aura pas duré longtemps. » fait-elle d'une voix à la fois grave et gracieuse, incroyablement posée.

Elle tique légèrement, ne comprenant pas ce qu'il veut dire par là. Pourtant, rien ne le montre. Sur son visage, le même sourire. Mi-enjôleur, mi-provocateur. Entre fleur bleue et bête sauvage, destiné à tromper les uns et les autres. Elle avance d'un pas vers lui, plongeant ses deux puits noirs sans fond dans ceux de l'étalon, où elle y voit un ciel clair. Un ciel clair zébré d'éclairs gris, comme du marbre. Des prunelles magnifiques. Elle incline la tête. « C'est vrai. » avoue-t-elle doucement, une exception pour la contradiction vivante qu'elle représente. Elle s'est arrêtée, à quelques centimètres seulement. « Tu es le fils de Shamane ? » demande-t-elle alors en inclinant la tête de l'autre côté, comme une chouette.

Elle garde la tête de côté. Aime ce côté insolent qu'il a de lui tenir face. Elle n'aime pas vraiment les peureux. Ceux qui reculent quand elle avance. Bien que parfois, ça la soulage, lui dit qu'elle a une certaine prestance, elle aime la difficulté aussi. Il la détaille, mais elle le laisse faire, gardant ses yeux ancrés dans l'océan de ses iris. Elle a un sourire, elle aussi, lorsqu'il confirme ce qu'elle savait déjà. Son père. Intéressant spécimen aussi, elle doit bien l'avouer. Et elle aime tout ce qui sort un peu de l'ordinaire. « Il ne m'a pas dit ton nom. » Ni même qu'il avait un fils. Qu'importe. Une façon pour la noire de le lui demander. Une façon comme une autre. Disons juste une façon qui change de la normale.