mille vies pour un amant.

« Je ne l'ai jamais vu, c'est vrai. » avoues-tu avec une moue désinvolte. Tu hausses les épaules. Tes crins s'emportent au vent d'un froid sec qui les entraîne vers l'avant, les happe. « Mais je connaissais ce qu'il y avait de plus profond en lui. Ne t'a-t-il jamais fait de mal, Noximilian ? » Tu ne t'entends pas parler, mais chaque mot est un coup, chaque parole est une lame qui s'enfonce un peu plus profondément dans les blessures du noir.
Tu vois ses membres faiblir, tu sens son corps sur le point de flancher. Ou peut-être est-ce simplement son mental que tu sens si près du point de non-retour. Après tout, tu sens aussi bien – voire mieux – l'état psychologique que physique des gens. « Non, c'est vrai. J'ai bien compris qu'on ne pouvait se débarrasser de ta vision idyllique et de cet amour maudit qui l'a conduit à la perte et qui te conduit à la tienne. » Tu te rapproches, encore, et ton souffle chaud vient s'écraser sur son visage comme l'haleine maudite du Diable lui-même. « Mais il y a quelque chose dont on peut se débarrasser plus facilement. » Tes dents claquent dans le vide. Comme le faisait Brooklyn. Comme le faisait parfois Murphy, inconsciemment. Comme une menace. Comme le cliquètement de l'épée de Damoclès que tu accroches là, juste au-dessus de sa tête.

Peut-être qu'il dit vrai. Après tout, tu as beau jouer à celui qui sait tout, il est vrai que tu ne connaissais pas ce Murphy et qu'il reste pour toi un étranger dont tu ne connais que deux choses : ses origines et sa fin. Peut-être pas assez pour tracer tout le chemin entre les deux, mais ça, tu n'es pas vraiment prêt à l'avouer. Ça ne serait pas dans le déroulement logique, en tout cas.
Le soleil émerge, mais tu couvres ses rayons de ton ombre, comme le nuage venant empester l'éclaircie. Tu t'imposes, à la façon d'une intempérie provoquée, voulue, désirée. Tes yeux, d'un noir sans fond, semblables à ceux de ta mère, à ceux de ton demi-frère sur la fin, plongent dans les ténèbres peuplés de démons farouches de ta cible. Il ne va pas être difficile de les appeler à se manifester. De les prendre pour partie. « Réveille-toi ! » ordonnes-tu soudainement, en lançant tes dents en avant, crochetant son encolure.

Tu obéis à son ordre. À vrai dire, tu es un peu surpris de ses dernières tentatives. Tu le pensais vaincu, mais le noir est encore obstiné à fuir. Soit.
Tu le laisses filer, en bifurquant à droite pour te fondre dans les silhouettes grisâtres des arbres, qui dansent comme des ombres. Le soleil se lève, rend la neige aveuglante. Tu remets en marche ton instinct de chasseur, développé comme celui d'un prédateur. Il peut toujours courir après l'espoir de pouvoir s'en sortir, tu as été formé à ça : à ce que personne ne puisse t'échapper.
Et il ne fera pas exception à toute ta carrière de trappeur. Tu t'élances, d'un galop puissant qui soulève des nuages blancs autour de toi. Mais dans un silence immense. Un silence qui dévore l'espace ambiant, qui tombe sur tes épaules comme un châle. Qui va tomber sur celles de ta proie comme une épée de Damoclès. Tu le vois, ne le quittes pas des yeux, suis son odeur comme son ombre. De loin, de profil, de biais. Mais peut-être croira-t-il que tu l'as perdu de vue. Alors que tu es là, tout près.

Au bord de l'épuisement, au bord de la mort, aussi. Tes lèvres s'étirent en un sourire. Tu es juste là, à quelques mètres, décalé, tapi comme un charognard.
Quoique non. Un charognard attend que ses victimes meurent pour se jeter sur elle. Toi, comme le prédateur, tu vas prendre les devants avant ça. Tu sors des fourrés sans faire aucun bruit. Ton pas lourd ne fait même pas crisser la neige. Automate. Fantôme. Trappeur.
Tu avances lentement. Après tout, tu as le temps. Un temps que lui n'a plus. « On croit toujours qu'on a le temps. » Il faut toujours que ça soit théâtral, que ça soit rythmé, que ça soit mis en scène. À être les acteurs de notre existence, autant faire de celle-ci un film, non ?

Tu vois les taches de sang s'étaler sur la neige, comme une peinture abstraite. De l'art moderne. Tu en rirais presque. Tu lui tournes autour, de nouveau, façon vautour ; avant de t'immobiliser flanc contre flanc. Ses lèvres remuent, tu les fixes, tu ne saisis que la deuxième phrase. Peu importe, tu as attrapé au vol les mots les plus importants sûrement.
« Tu as raison, Nox, tu sais. Et c'est justement pour ça que j'ai gagné. » Parce que le tuer est devenu lui rendre service. Tout comme ton père, qui au dernier moment, t'as demandé de le tuer. La psychologie est si complexe. Et une fois qu'elle déraille, il est encore plus dur de la remettre en place. D'un geste qui semble lent, comme au ralentis, et pourtant si vif, tes dents saisissent sa jugulaire, mais tu ne serres pas tout de suite. Peut-être a-t-il encore quelque chose à dire.

▲ Mais Nox ne rejoindrait personne sans sa jumelle. Elle l'avait perdu une fois, deux serait de trop.
Mais ce n'était pas du tout dans ce but que Gladys errait dans les parages. Elle rendait une visite quotidienne à son cher reflet, lorsque des traces de sang dans la neige - pas les premières - l'avaient fait se hâter. Puis, toute une mise en scène c'était offerte à ses yeux: d'autres traces de sabots, plus grandes. Un cheval massif devait en être propriétaire. Celles de Nox, les foulées qui s'espacent, qui se dispersent, qui semblent converger à nouveau...et c'est là que les deux personnages principaux de la scène sont entrain de jouer l'acte final. Devant ses yeux.
Mais Gladys ne s'en doute pas, toujours pas, malgré l'étrangeté de ce qu'elle a compris d'un résumé trop brouillon des derniers épisodes. La noiraude arrive par derrière, sereine, elle ne voit pas les dents du pie sur la jugulaire de son jumeau. Qui plus est, elle est trop loin pour empêcher quoi que ce soit ; mais juste assez proche pour être vue et voir.

Tu ne l'as pas vue. Sûrement pas entendue, mais pas même senti. L'odeur du sang occupe tout l'espace libre dans ton esprit. Il ne dit rien, alors ça sera vite vu.
Tes dents se referment, serrent de plus en plus fort, jusqu'à-ce qu'un flot au goût de rouille vienne imprégner tes lèvres, ton palais, et tâcher un peu plus cette nappe blanche au sol. Les neiges éternelles. Lui aussi sera éternel, sûrement. Assassiné là, en territoire connu, dans la maison du Nord, dans le refuge de son amant. Un rire sans joie t'échappe en même temps que tu relâches la pression. Tu n'as pas besoin de regarder son visage pour savoir que la vie a déjà quitté ses yeux que tu découvrirais vides.
Puis tu te retournes, tranquillement. Et c'est là que tes iris bleus comme la glace rencontrent deux prunelles qui, elles, sont bien vivantes.

▲ Au tour de Gladys maintenant

Soudain, Nox s'effondre. Gladys, au lieu de s'arrêter, se précipite sous une impulsion instinctive. Son sang ne fit qu'un tour, alors que celui de son reflet se déversait dans la neige.
C'est à ce moment là que leurs regards se croisent, le sien et celui de l'assassin. En étant un peu superstitieux, on croirait presque que c'est le fantôme de Nox qui fonce sur Rhaegar à toute allure. Mais un esprit avertit comme le sien ne se laissera pas prendre par un mirage Nordique, si? Toujours est-il qu'elle est bien réelle, comme mirage.
Dans un élan de protection envers son jumeau, la douce guérisseuse n'est plus. Elle est une sœur aînée qui défend sa moitié, et qui ne craint pas de se jeter droit contre l'ennemi, de bondir sur lui, oreilles plaquées dans sa crinière ébène, et dents plongeant droit sur la chair ennemie. Elle ne fera jamais le poids. Elle le sait. Mais peu lui importe car, vivant ou mort, le corps de son reflet est à terre. Et en bon reflet, tuée ou pas, elle ne manquera pas de le rejoindre. Alors autant se battre.