le grand retour

Elle accueille le nouveau contact sans broncher, esquissant même un sourire ténébreux. Elle n'a pas encore envie de se défaire de lui, de toute façon. Elle enfonce ses sabots solidement dans le sable pour ne pas bouger face à la pression que le mâle lui impose. Elle force même dans l'autre sens, pour équilibrer la balance de leurs forces. Trop longtemps aussi, répond-elle sur le même ton, encore enflammée, encore vibrante, encore conquise. Encore conquérante. Rien n'est jamais acquis. Il lui a peut-être appartenu l'espace d'un instant - l'inverse de même ; elle le reveut déjà. Envie insatisfaite et insatisfaisante parfois. La faim d'un lion ne faiblit jamais. Pourquoi moi ? Il y en a tant d'autres. Plus faciles, moins dangereuses.

La noirceur. Celle de son âme, sûrement. Les mots de l'étalon continuent d'embraser les flammes de l'enfer, juste là, brûlant au creux des iris de la lionne. Peut-être même y a-t-elle pensé, ce jour-là, sur la plage. Peut-être même déjà a-t-elle voulu s'emparer de lui. Lövojka ne choisit pas de cible au hasard. Si c'est le cas, c'est qu'elle a décelé une partie d'ombre chez lui aussi. Un océan inespéré, des ombres secrètes qu'elle veut découvrir, dévorer. Elle le laisse faire, étrangement docile, ronronnant simplement quand il passe sur sa gorge. Elle insiste toujours sur son poitrail contre le sien, et ses dents viennent alors attraper la peau délicate de son oreille. Avant de murmurer : Je ne peux pas tout expliquer, Sueño. Peut-être cette noirceur que tu détectes si facilement chez moi est attirée par celle, bien plus enfouie, que tu caches... Elle lâche son oreille, affrontant son regard sans ciller, avec assurance et détermination. Provocation, aussi. Car le jeu ne fait que commencer, et que celui-ci est peut-être bien plus important que les autres. Si les démons de la lionne se jettent sur une âme, c'est qu'ils en ont trouvé qui puissent leur répondre.

Il ne lui résiste pas, et si en d'autres circonstances, ça l'aurait lassée, là au contraire, tout est différent. Elle aime avoir le dessus, elle aime qu'il l'accepte. Sans le rabaisser pourtant, sans chercher à l'écraser loin de là, elle s'affirme avec liberté. Et elle sait qu'il ne se connait pas bien. On ne se connait pas vraiment si on n'a jamais rencontré ses propres démons. Lövojka, elle, côtoie les siens depuis son plus jeune âge. Car ils étaient là quand elle était seule. Ils ont toujours été là. Elle cesse de réfléchir, elle a cessé depuis de longues minutes déjà, depuis bien avant leur union, qu'elle espère déjà de nouveau. Mais elle se laisse guider, donnant l'impression de guider elle. Elle savoure le baiser de l'étalon d'or, ses yeux restent grands ouverts, comme deux billes voulant lire en lui. Elle veut s'emparer de tout. De son corps, de son âme. Avec une passion sauvage, elle appuie son corps contre le sien sans plus chercher à le faire reculer. Le sable à ses pieds est brûlant, mais bien moins que sa peau, qui entre en fusion dès qu'elle touche la sienne. Elle veut se laisser attraper tout en sachant qu'on n'attrape pas un fauve sauvage. Elle lui rend son baiser, toujours lent, toujours presque tendre, presque sain. Leur union lui semble évident. Comme déjà écrit, quelque part.
Elle en est sûre ; un jour, leur enfant sera Roi.

Le baiser s'arrache à cette chaleur électrisante, qui fait encore trembler membres et coeurs. Elle rouvre ses grands yeux noirs teintés d'onyx, avalant ceux de l'étalon, prête à boire ses paroles s'il parle, ou à déchiffrer tout ce qu'il laissera passer. Sueño ne parle pas ; pourtant, Lov comprend. Comprend qu'il ressent la même chose qu'elle : cette envie irrésistible, ce besoin urgent de faire, encore et encore, un seul corps. Comme s'ils ne pourraient plus jamais en avoir l'occasion. Mais une occasion, cela se crée. La chance, se provoque. Rien n'est tracé, Lov en est persuadée. Elle recule d'un pas, s'arrachant avec malice à son étreinte, éloignant ses lèvres des siennes pour laisser un sourire se poser dessus. Elle l'observe fièrement, comme un élève qu'elle aurait formé.
Comme un naufragé qu'elle aurait emporté avec elle, dans les abysses de l'océan. Elle tend l'encolure, effleure ses naseaux. Comme prude, timide. Faussement, bien sûre. Il ne faut pas tout consommer maintenant, mon fauve. Sinon, que nous restera-t-il plus tard ? Plus tard, quand il aura compris qu'elle n'est qu'un monstre, une bonne à rien sinon à tout détruire autour d'elle, une âme aussi noire que la nuit profonde elle-même l'est. Lövojka veut garder cette envie, ce désir qu'ils ont l'un pour l'autre, qu'ils se sont enfin avoués aujourd'hui après des années de silence et de distance. Elle veut conserver ce jeu, aussi sévère soit-il, conserver cette relation qui vient de naître et qui s'éteindra trop vite s'ils n'y prennent garde. Elle veut le garder pour elle. Et pour cela, il lui faut l'éloigner parfois. Tu n'es pas d'accord ? Nous avons tout notre temps... souffle-t-elle doucement en se rapprochant de lui, peut-être pour ne pas qu'il prenne tout ça pour un rejet, car ce n'en est absolument pas un. Bien au contraire d'ailleurs.

Il se rapproche, elle le laisse faire. D'autres choses à faire ? Elle l'observe, tente de lire en lui, de l'absorber toujours un peu plus en elle. Ses yeux sont deux immenses trous noirs dévorants, où chaque univers qui les frôle s'engouffre en eux pour ne plus jamais en sortir. Comme quoi ? demande-t-elle d'une voix ingénue, presque enfantine. Elle tressaille à ses mots. De quoi parle-t-il ? Est-ce qu'il est malade ? Tu vas mourir ? demande-t-elle un peu abruptement, de but en blanc. Si c'est le cas, elle préfère le savoir à l'avance  Histoire de se préparer. Histoire de ne pas sombrer, encore. Il la touche, elle ne réagit pas, comme déjà habituée à son contact. Habituée à sa peau, à ses caresses. Alors qu'il est si difficile de l'approcher en temps réel. Sa question fait relever les commissures de ses lèvres grises en un sourire presque tendre. Pourtant, ses mots sont aussi durs que son ton est doux. Non, Sueño. Elle affronte son regard avec témérité.
Elle ne sera jamais entièrement à personne. Jamais totalement. Elle ne prête que quelques parcelles, comme des terres que l'on cède en héritage. Mais elle ne vend jamais la propriété. Elle restera sauvage, toujours. Elle frôle à son tour sa joue de ses naseaux, les glissant contre les siens, comme pour le réconforter de cette nouvelle. Sans doute n'a-t-il pas l'habitude. Leur relation ne sera jamais comme celles qu'il a pu avoir avant. Elle sera encore plus puissante, par sa différence. Mais je veux bien te céder une petite partie de moi. À toi d'attraper les autres quand je te les enverrai. Malicieuse, elle lui fait un clin d'oeil et lui claque un bisou sur le front, taquine.

Curieusement, elle aurait pensé que cela serait plus dur. Plus douloureux, plus désagréable. Mais la lionne apprécie cette douceur sortie de nulle part, qui se pose sur ses blessures comme un pansement. Elle est persuadée qu'un jour, ce pansement s'arrachera d'un coup, remettant à vif les plaies qui avaient cicatrisé. Pour elle, tout a une fin. Sûrement pour ça qu'elle la provoque souvent, d'ailleurs. Pour maîtriser. Elle frémit à ses paroles et garde le silence un moment. Alors, elle manquerait à quelqu'un, si elle venait à disparaître ? Cela lui semble irréel. Elle qui pensait ne compter pour personne et ne tenir à personne en retour. Elle finit par sourire, et de son ton habituellement léger face à ce genre de discussion, elle réplique : Je ne crains rien, tu viendras me chercher s'ils m'attrapent  Elle lui fait un clin d'oeil malicieux, avant de souffler dans ses naseaux.

Elle soutient son regard, toujours plongée au creux de ses iris comme postée devant le feu rassurant d'une cheminée. Elle hoche lentement la tête, comme pour lui accorder la permission demandée. Est-ce qu'il parle d'un baiser ? Après ce qu'il vient de se passer, elle pense même qu'il n'a pas besoin de demander. Mais elle apprécie le geste. Je garderai un très bon souvenir de cette soirée, souffle-t-elle doucement.